« Liberté de maternité et rôle des mères », par Laura Fournier-Finocchiaro

(Extrait de Laura Fournier-Finocchiaro, « Journalistes et revues féministes anarchistes en Italie au début du XXe siècle », 2021, Sens Public, http://sens-public.org/articles/1586/)

Liberté de maternité et rôle des mères

Alors qu’en Italie très peu de femmes interviennent dans les débats sur la liberté de la maternité et la contraception, et que le mouvement néomalthusien est quasi exclusivement monopolisé par les hommes[13] La Donna libertaria publie plusieurs articles ayant trait au contrôle des naissances, en prenant ouvertement la défense du néomalthusianisme. Les anarchistes avaient déjà commencé à divulguer des théories et pratiques de la « procréation consciente » auprès de la classe ouvrière italienne (De Longis 1982; Masjuan 2002) : en 1904, Il Pensiero avait publié des textes d’anarchistes français (comme la conférence de Sébastien Faure, Le Problème de la population, et des articles de Paul Robin et de Nelly Roussel[14]), récupérant la « loi de Malthus », selon laquelle la progression de la population, plus rapide que celle des subsistances, ne pouvait conduire qu’à une catastrophe si on ne mettait pas un terme à la croissance démographique. Suite au congrès de Florence de 1910 consacré à la question sexuelle, Luigi Berta[15] fonde à Turin en 1913 la Ligue néomalthusienne italienne (LNI) et prend la défense de l’ouvrier anarchiste Secondo Giorni, auteur d’un manuel de procédés anticonceptionnels pour le prolétariat, accusé d’outrage à la pudeur (Giorni 1911).

Le premier texte qui aborde le sujet dans La Donna libertaria est signé Libero Gentile : l’auteur, tout en se montrant très sceptique quant au bien-fondé de la théorie de Malthus, invite les lectrices du journal à étudier la question et à écouter les conseils de Secondo Giorni. Non seulement la contraception permet d’éviter la naissance de « dégénérés » en améliorant l’espèce[16], mais elle agirait aussi comme « prophylaxie sociale », pour diminuer la quantité de misérables. Gentile insiste néanmoins sur le fait que la limitation des naissances ne doit jamais être imposée mais doit être librement acceptée. Dans le numéro suivant, « l’Amica di Tomasina » va plus loin, et formule l’idée de « grève des ventres » comme refus du capitalisme :

Vous, mères prolétariennes, qui nous avez mis au monde pour la joie et non pour la tristesse, pour l’entente et non pour la discorde, pour l’amour et non pour la haine, pour le travail et non pour le carnage, répondez en cessant d’être des génitrices passives et résignées. Refusez à la société capitaliste les victimes qu’elle réclame avec insistance, car elle ne tend qu’à assassiner vos enfants. Pauvres mères, chères mères, mères prolétariennes cessez de faire des victimes ! (Tomasina 1913)

Le numéro d’après publie une accusation contre les maris « assassins » qui infligent des grossesses et des accouchements répétés à leur femme, allant jusqu’à causer leur mort anticipée (Neo-Malthusianista 1913, 2). Irene Cromosi revient encore une fois sur le sujet, en expliquant que le refus d’avoir une progéniture est un choix de vie qui mérite d’être défendu au nom de l’émancipation féminine : « La femme, qui représente encore le sexe faible, devrait concevoir que vivre sans progéniture est un choix de vie émancipé, combatif et économiquement et politiquement heureux, face à une société qui réclame sans relâche de nouvelles forces humaines actives et travailleuses » (Cromosi 1913, 1).

La Donna libertaria invite ses lectrices à prendre connaissance des ouvrages néomalthusiens, non seulement celui de Secondo Giorni, mais aussi celui de la docteure Ettorina Cecchi (1913) et d’autres, qui selon Cromosi ne doivent pas être considérés comme immoraux. Le propos est renforcé par une lettre envoyée à la rédaction, qui prend la défense des femmes infanticides et accuse à leur place la société qui n’offre aucun soutien aux femmes misérables et invoque à la place le dogme de la « repopulation » : « elles ne devraient pas être traitées de criminelles, mais plutôt la société qui les met dans la quasi-obligation de détruire le fruit de leur maternité non désirée » (Femminista 1913, 1).

On voit ainsi que La Donna libertaria va très loin dans ses propositions et ses réflexions sur la liberté de maternité, même si le contrôle des naissances est davantage considéré comme un remède à la misère que comme un moyen d’amélioration de la condition féminine. Maria Rygier elle-même se montre plus féministe, en imaginant une société où les intérêts des femmes seraient pris en compte :

je crois que dans toute société, même dans la société libre de l’avenir, la procréation prudente sera pratiquée au nom des intérêts suprêmes de la femme, qui voudra être mère de quelques enfants forts, mais ne s’adaptera pas à passer les meilleures années de sa vie dans une succession continue de grossesses et d’allaitement. (Rygier 1914).

La Donna libertaria ne manque pas par ailleurs de célébrer le rôle des mères dans la lutte révolutionnaire anarchiste, et les invite de façon répétée à agir tout particulièrement contre le militarisme. Par exemple, la « bonne mère » anarchiste doit être capable de résister aux stéréotypes de genre qui l’amènent à élever différemment les filles et les garçons. Au lieu de surprotéger les filles et de se réjouir de la « virilité » de leurs garçons habillés en militaires et s’enivrant au bar, les mères qui « aiment vraiment intensément leurs fils et leurs filles » doivent se libérer des préjugés et en particulier elles doivent craindre : « la guerre, les expéditions coloniales, les massacres de femmes, d’enfants, de personnes âgées et de malades, l’oisiveté et le vice dans les casernes, les maladies dites vénériennes, les fièvres typhoïdes et l’alcoolisme pour leurs enfants » (Parigina 1913, 4).

Le dernier numéro publie un récit qui met en scène un militaire tué dans les guerres coloniales, qui dans son dernier souffle demande pardon à sa mère d’être devenu un assassin (Gabella 1913, 2). La revue rejoint ainsi les positions des leaders du mouvement d’émancipation des femmes, qui voyaient dans la « maternité forte » le tremplin pour modifier les inégalités de la condition féminine (D’Amelia 2005), mais elle refuse le culte de la mère sacrificielle, la mater dolorosa, fidèle au programme anarchiste antimilitariste et antinationaliste. La Donna libertaria condamne en effet le patriotisme (Perini 1912, 3).

Laura Fournier-Finocchiaro


13. On le constate en parcourant les noms des auteurs de plus d’une centaine de titres sur l’éducation sexuelle (Rifelli et Ziglio 2006). Voir aussi Loconsole (2017).

14. Sur les néomalthusiens français, voir Cova (2011).

15. Médecin turinois, auteur de l’ouvrage pratique Per limitare la prole (1913) et directeur de la revue L’Educazione sessuale (1913-1915) dont l’objectif est de faire de la publicité aux théories néomalthusiennes.

16. « Les maladies autant que les privations, les vices comme les défauts, se transmettent de génération en génération, se multiplient toujours au détriment de l’espèce et compliquent de plus en plus le problème de la justice et de la liberté » (Gentile 1912, 3).