« Du malthusianisme au néo-malthusianisme », par Maurice Laisant

(Extrait de Maurice Laisant, La Pilule ou la bombe, Chapitre I, pp. 5-25, Editions du Monde Libertaire, 1976, Préface de Jeanne Humbert. Source : http://anarlivres.free.fr/pages/documents/PiluleMLaisant.pdf)

Du malthusianisme au néo-malthusianisme

Dans la longue guerre sociale qui, au cours des siècles, a opposé, sous toutes les latitudes, les esclaves et les tyrans, les exploités et les exploiteurs, il est mieux de constater que si peu d’hommes parmi es déshérités aient songé à ce moyen de lutte : le refus d’entretenir une race de parias au service des puissants de ce monde.

Il faut en arriver au XVIIIe siècle pour que le problème soit enfin posé, car l’on ne saurait tenir compte de la lointaine aventure de Lysistrata, d’abord parce que la célèbre héroïne de la grève de l’amour n’a jamais vécu que dans l’imagination d’Aristophane, ensuite parce que même dans l’esprit de celui-ci il s’agissait de priver les hommes de plaisir et non la collectivité de son contingent de misérables.

Sans doute bien des écrits ayant trait au problème démographique peuvent être relevés au fil des siècles, mais, paradoxe, c’est parmi la classe aisée, celle qui a le moins à en souffrir, qu’on peut en faire la moisson.

Quant à la grande masse des parias, ignorance, méconnaissance, manque d’hygiène, elle ne semble pas s’en soucier et subit les naissances comme le reste des calamités qui pleuvent sur sa tête.

Cependant, longue serait la liste de ceux qui ont envisagé le problème.

Certains de leurs écrits sont fort instructifs et devraient être lus ou relus par des médecins ignorants ou oublieux.

C’est ainsi qu’ils pourraient prendre connaissance de cette citation de l’encyclopédiste Aristote, dans Politique :

« Il est nécessaire de limiter le nombre des enfants. Si une mère de famille devenait enceinte après que le nombre arrêté fut atteint, il importe qu’elle se fasse avorter avant que l’enfant soit animé ».

Et cette idée devait avoir cours dans l’antiquité, puisque dans le livre II de La République, Platon écrivait :

« Les humains passeront agréablement leur vie ensemble. Du reste, ils proportionneront à leurs biens le nombre de leurs enfants pour éviter les incommodités de la pauvreté ou de la guerre ».

Ces allusions au problème démographique se retrouveront tout au long de l’Histoire sous la plume d’écrivains tels que Montaigne ou Madame de Sévigné.

Cependant, répétons-le, c’est avec le XVIIIe siècle que la question démographique prendra toute sa force et sera posée en toute clarté.

Comment les encyclopédistes qui prétendaient à l’universalité auraient-ils pu laisser dans l’ombre une question aussi capitale ?

Voltaire en la situant insiste sur l’antinomie flagrante qui sépare les désirs des hommes et ceux des gouvernements, sur laquelle je revenais au cours du préambule de ce livre.

Ecoutez-le plutôt :

« Le point principal n’est pas d’avoir du superflu en hommes, mais de rendre ce que nous avons le moins malheureux possible.

» Si nous n’avons pas encore procuré le bonheur aux hommes, pourquoi tant souhaiter en voir augmenter le nombre ? La plupart des pères de famille craignent d’avoir trop d’enfants et les gouvernements désirent l’accroissement des peuples » (Gazette littéraire, 23e article, 1764).

Condorcet, écrivain, scientifique et sociologue, n’est pas moins catégorique :

« Si l’on suppose que les progrès de la raison aient marché de pair avec ceux des sciences et des arts, que les ridicules préjugés de la superstition aient cessé de répandre sur la morale une austérité qui la corrompt et la dégrade au lieu de lépurer et de l’élever, les hommes sauront alors que s’ils ont des obligations à l’égard des êtres qui ne sont pas encore, elles ne consistent pas à leur donner l’existence mais le bonheur ; elles ont pour objet le bien-être général de l’espèce humaine ou de la société dans laquelle ils vivent, de la famille à laquelle ils sont attachés et non la puérile idée de charger la terre d’êtres inutiles et malheureux ». (Progrès de l’Esprit humain, 10e époque, 1793.)

C’est là une lecture qui serait profitable à un Michel Debré, si les propos d’un homme de génie pouvaient toucher l’entendement de celui qui n’a pas encore accédé au stade animal.

Malgré de pareils écrits, c’est à Malthus — en raison de la loi qui porte son nom — que reste attaché le problème de la population.

L’on doit à la vérité de dire qu’il était de famille et d’esprit religieux, fils de pasteur, ce sur quoi nous aurons l’occasion de revenir.

Quelle est en gros la loi de Malthus ? Cette constatation criante jusqu’à l’évidence que les richesses de la terre sont limitées par la superficie de celle-ci, alors que l’accroissement de la population est sans limite, une femme pouvant encore enfanter, alors que ses filles et petites-filles le peuvent elles-mêmes.

D’où une progression géométrique absolument effrayante, si l’on considère que la fécondité d’une femme va de la puberté jusqu’au-delà de la ménopause, et cela en raison d’un enfant tous les neuf mois si aucune précaution n’est prise.

L’énoncé d’une pareille évidence souleva un beau tollé parmi les contemporains de Malthus.

Ce qu’ils lui opposent c’est leur foi dans la divine providence, foi qui pourrait s’exprimer par les vers d’Athalie (empruntés, dit-on, par Racine à l’un des poètes de son temps) :

« Aux petits des oiseaux il donne leur pâture,
Et sa bonté s’étend sur toute la nature
».

On peut s’en rendre compte en lisant l’Essai d’économie politique de Mac Culloch :

« Il n’en faut pas moins insister sur le caractère absurde du principe fondamental défendu par Malthus. Il est clair que la population ne pourra jamaissans quelque stimulation artificielledépasser le niveau des subsistances. C’est ce qui a été clairement mis en évidence par les auteurs les plus éminents ».

Nous ne savons pas quels étaient ces auteurs les plus éminents, restés aveugles (tout comme Monsieur Mac Culloch lui-même) aux famines dont l’Europe avait souffert au cours des âges, et qui montreraient la même cécité devant un univers moderne dont les deux tiers sont sous-alimentés.

Hazlitt, autre détracteur de Malthus, affirme péremptoirement :

« Il faudra au moins mille ans pour juger du bien-fondé de théories qui resteront jusque-là de remarquables paradoxes ».

Sans attendre mille ans, moins de deux siècles nous suffisent pour constater que l’humanité est passée de quelque 900 millions à près de quatre milliards d’habitants, et cela sans la moindre « stimulation artificielle » et malgré deux guerres mondiales qui ont causé quelque 70 millions de morts.

Quant à John Hill Burton, il affirme, plein d’autorité :

« Bien qu’il fût généralement un auteur fort sagace, Malthus a oublié l’influence du libre commerce qui met le monde entier à l’abri des effets d’une augmentation de la population ».

Je laisse à d’autres le soin de résoudre l’énigme selon laquelle le commerce (libre ou pas libre) nous mettrait à l’abri d’une surpopulation, alors que son but étant le profit, son objectif est de multiplier le nombre des consommateurs, même si leur consommation demeure bien en dessous de leurs besoins.

Toujours est-il que le commerce ne nous a protégés en aucune façon de l’accroissement des habitants de la planète cité plus haut.

Cependant, avec les progrès de la science dans le domaine ethnologique et sociologique, certains confirment les théories malthusiennes, entre autres Darwin qui écrit :

« Il n’est pas d’exception à la règle que tout être organique multiplie naturellement à un taux tellement élevé que, s’il n’y avait pas de destruction, la terre serait bientôt couverte par la postérité d’un seul couple. Même l’homme, qui enfante lentement, a doublé en nombre en l’espace de 25 ans ; or, à ce taux, il n’y aura plus, au bout de quelques milliers d’années, littéralement assez de place pour ses descendants ».

Tout ce que l’on peut reprocher à cette citation, extraite de L’Origine des espèces, c’est de se montrer beaucoup trop optimiste.

Il n’y a pas eu besoin d’attendre les milliers d’années prévues par Darwin pour assister à cette démographie galopante.

Un siècle a suffi.

Citerai-je Proudhon qui, dans ce domaine, se montre aussi aveugle que dans tous ceux qui touchent au problème de la femme ?

S’il s’est écrié : « Malthusien ! morale de cochon ! », ce que relève Yves Guyot lui rappelant que la plus grande supériorité de l’homme sur les animaux c’est la prévoyance, ce même Proudhon n’a-t-il pas pourtant résumé le problème démographique par ce raccourci saisissant :

« …la classe salariée la plus nombreuse et la plus pauvre, d’autant plus pauvre qu’elle est plus nombreuse ». (Philosophie du Progrès, 1853.)

Comment pouvait-il refuser le remède quand il avait reconnu et dénoncé le mal ?

Cependant, en dépit de quelques voix s’élevant en sa faveur, le malthusianisme est mis en sommeil et relégué par ceux qui prétendent l’avoir exécuté.

Il est mis en sommeil, mais l’idée chemine, jusqu’à la création du « néo-malthusianisme » dont Robin est le père, comme il est celui de la pédagogie moderne.

Pourquoi néo-malthusianisme ?

Ici il convient de rappeler ce que j’indiquais plus haut : Malthus était d’esprit religieux et de formation religieuse, et après avoir dénoncé le danger d’une surpopulation, il proposait des remèdes : pour les hommes mener une vie chaste aussi tardivement que possible, ensuite épouser une femme plus âgée qu’eux (et par-là même ayant moins de risques de fécondation) ; et si, malgré ces précautions, il naît deux enfants, s’abstenir de tous rapports sexuels.

De pareilles recettes pouvaient peut-être satisfaire les ermites et les puritains, mais ne pouvaient être agréées par les opposants à la surnatalité de la fin du XIXe siècle : libres penseurs et anarchistes pour la plupart.

De cela, il serait faux de déduire que tous les libres penseurs et tous les anarchistes aient rejoint le mouvement néo-malthusien.

Disons même que Robin et ses quelques disciples se sont trouvés en butte à l’opposition et aux sarcasmes de la plupart de ceux dont ils pouvaient espérer aide et soutien.

D’où pouvait venir une pareille hostilité ?

Essayons d’en faire ici l’analyse.

Elle me semble tenir à deux facteurs essentiels :

1) Opposés à la religion et à ce qui en découlait, les anarchistes et les libres penseurs faisaient montre de toutes les suspicions envers une théorie émanant d’un religieux.

Ils oubliaient que plus religieux encore étaient ceux qui avaient prétendu la réfuter et en ruiner le principe.

Ils oubliaient, chose plus grave encore, que les néomalthusiens l’avaient dépouillée de son caractère ascétique et puritain, rejetant les applications proposées par Malthus pour ne plus conserver que la vérité essentielle de sa loi.

2) Une théorie à la mode et dont Kropotkine s’était fait le chantre était celle de l’abondance et de la possibilité pour la terre de nourrir un nombre bien supérieur d’habitants, grâce à une meilleure répartition.

Le néo-malthusianisme, sans rejeter en bloc ce point de vue qui contient des arguments pleins de justesse, réclamait un examen du problème à la lumière des statistiques.

Or, il n’est pas dans la nature humaine d’aimer à se dédire et les propositions d’un rapport de Robin sur la question malthusienne, lors du congrès de l’Internationale de Saint-Imier (1877), furent rejetées comme ne présentant pas d’intérêt social.

L’intérêt social étant pour certains, comme pour Klara Zetkin, « sociale démocrate », d’avoir une nombreuse classe ouvrière à opposer au patronat.

« Les ouvriers qui limitent le nombre de leurs enfants à un ou deux ne font que singer la bourgeoisie, et le devoir de la classe ouvrière n’est pas de permettre à l’individu d’améliorer sa situation à la manière de la bourgeoisie, mais de continuer les luttes de classes. Les classes ouvrières ne doivent pas oublier que le nombre est facteur décisif dans la lutte pour la liberté. Si nous avons moins d’enfants cela veut dire que les familles ouvrières élèveront moins de soldats pour la révolution ».

En attendant ladite révolution ils seront les soldats de l’armée de ce capitalisme que l’on prétend combattre.

Cette citation tirée de Avant, pendant et après (p. 292) fait allusion à un meeting tenu en août 1913.

Faut-il ajouter que Klara Zetkin était célibataire et sans enfants ?

Hélas ! les anarchistes, du moins le plus grand nombre, ne se montrèrent pas plus soucieux que les autres d’étudier le problème avec un peu de sérieux.

Pour voir triompher ses idées, Robin s’était adressé à ses amis J. Guillaume, son ancien condisciple de la première internationale, et Kropotkine que, réfugié, il avait accueilli à Londres, lors de son évasion des prisons russes.

A ses propositions, Kropotkine s’était contenté de lui répondre que, par sa propagande, « il entravait la marche de la révolution ».

J. Guillaume, dans une lettre plus développée, n’est pas plus explicite :

« Tu t’adonnes à une toquade que je ne puis approuver, qui a surtout le tort, à mes yeux, de ridiculiser la cause de l’émancipation du travail que tu prétends servir… »

Les grands savants Elie et Elisée Reclus ne se montrent pas plus compréhensifs.

Attristé par ces refus, Robin écrit la lettre suivante à Elie Reclus :

« La vérité que j’ai longtemps criée seul en France fait son chemin, repoussée par les « mauvais bergers » du gouvernement et de la grande presse, mais comprise par une minorité de travailleurs d’élite. Un de mes gros chagrins est qu’elle soit méconnue par des esprits comme le vôtre, par Elisée et Kropotkine ».

Cette lettre faisait suite, sans doute, à une polémique engagée par Elisée Reclus qui, dans un périodique brésilien : Aurora, traitait le néo-malthusianisme de « grande mystification ».

Paul Robin y répond avec indignation :

« Mystification ! Elisée Reclus que j’ai aimé et vénéré pendant trente-cinq ans appelle dans un journal brésilien notre propagande « une grande mystification », tout en nous classant parmi les « excellents et dévoués camarades » ! Dévoués mystificateurs ! A-t-il donc perdu le sens des mots ? Ou, les comprenant encore, ne rougit-il pas de se confondre dans la troupe des aveugles qui gaspillent contre nous leurs impuissantes insultes ? Dans les deux cas je le regrette pour lui.

» Quand l’article d’Elisée Reclus sera publié en français, ce qui aura lieu, je le suppose, l’auteur de Population et Subsistances ne sera pas embarrassé de montrer l’inanité des objections du prophète de la révolution ».

Giroud y répondit en effet par un article : La grande erreur, mais Elisée Reclus mourait dans l’intervalle, ce qui priva le débat ou d’une réponse, ou d’une rétractation du grand savant.

Malgré ces refus systématiques et cette conspiration du silence, Robin finissait par rallier au néomalthusianisme un certain nombre de libertaires, aidé aussi par des écrivains politiquement neutres et, même, par des réactionnaires comme Clemenceau qui disait :

« La première violence dont l’homme est en droit de se plaindre est celle d’avoir été engendré ». (Discours au Sénat.)

Et, dans La Mêlée sociale, p. 47, le personnage n’ayant pas encore mis bas le masque et changé de camp, dénonçait l’hypocrisie des surpopulateurs :

« Quand on se plaint des générations décroissantes, c’est qu’on manque d’hommes pour les fièvres du Tonkin ou de Madagascar ».

Quant à cette fierté mal placée d’une paternité, qui n’est qu’un fait physiologique, elle se trouvait fustigée par des esprits libres, dont le grand écrivain qu’était Guy de Maupassant :

« — Combien en as-tu donc ?

Cinq ! Encore trois restés à la maison.

Il avait répondu cela d’un air fier, content presque triomphant, et moi je me sentais saisi d’une pitié profonde, mêlée d’un vague mépris, pour ce reproducteur orgueilleux et naïf qui passait ses nuits à faire des enfants, entre deux sommes, dans sa maison de province, comme un lapin dans une cage ». (Une famille.)

Et Mirbeau, cet autre écrivain polémiste et dramaturge, rejoignant Voltaire et Condorcet, écrivait dans Le Journal du 9 décembre 1900 :

« Ne croyez-vous pas qu’il serait plus intéressant, au lieu d’augmenter la population, d’augmenter le bonheur dans la population, de lui donner, enfin… un peu plus de justice… dans un peu plus de joie ? »

C’est qu’en effet les idées avaient couru, non pas seulement en raison de ce phénomène qui fait que, même combattues, même étouffées, elles poursuivent une voie souterraine, mystérieuse, insoupçonnable, pour surgir subitement à la lumière, mais aussi parce que Paul Robin avait trouvé des disciples, que sa voix n’était pas restée sans écho, et qu’une nouvelle équipe allait diffuser la parole néo-malthusienne et finalement la faire entendre.

Parmi ceux-là il faut citer Gabriel Giroud (dont de nombreux écrits, notamment son livre sur l’avortement, sont signés Hardy), Manuel Devaldès, sur lequel je reviendrai dans mon chapitre sur la surpopulation cause de guerre, Eugène Humbert et sa compagne Jeanne Humbert, à la complaisance de laquelle je dois bien des documents contenus dans ce livre.

A leurs côtés viennent se joindre de multiples personnalités : le grand chimiste Alfred Naquet, admirateur fervent de la loi de Malthus, son ami et condisciple C.-A. Laisant, qui se montre plus réservé ; à Naquet qui prétend que cette loi n’a jamais été réfutée, il répond qu’elle n’a jamais été démontrée.

Sans doute cela est-il vrai dans l’absolu, puisque contrôlable dans le temps, dont il ne nous est donné de vérifier qu’une partie, sans doute est-il vrai aussi que la loi de Malthus ne peut être considérée isolément en dehors des guerres, des maladies, des épidémies qui en contrarient le processus.

Mais avec les faibles données dont nous disposons, nous pouvons constater que cet accroissement est un fait, et qu’il entraîne ces guerres et les épidémies qui en découlent.

Cependant, si C.-A. Laisant refuse les données du malthusianisme, il accepte les conclusions que leur apportent les néo-malthusiens :

« Mais si la loi de Malthus est une absurdité ou mieux un non-sens, il en a tiré une conclusion tout à fait juste, humaine et raisonnable, et qui pourrait se formuler ainsi : l’animal humain étant doué de raison et de conscience, au moins dans une certaine mesure, il ne doit pas procréer comme les lapins, les harengs ou le chiendent ; il faut que la reproduction soit une fonction consciente, et que l’on se préoccupe à l’avance du sort des êtres nouveaux qui viendront au monde.

» En ce sens, et l’égoïsme aidant, la bourgeoisie en tous lieux est résolument malthusienne ; elle limite avec une précaution parcimonieuse le nombre de ses enfants ; et alors même qu’elle affecte des dehors religieux, qu’elle se prosterne devant Dieu, qui bénit les nombreuses familles, elle ne recherche nullement la bénédiction divine.

» Les néo-malthusiens n’ont pas fait autre chose, en pratique, que de recommander aux prolétaires de suivre l’exemple de la bourgeoisie. C’est pour cela, phénomène d’apparence paradoxale, qu’ils sont traqués comme les pires criminels par les gouvernants et les jugeurs qui représentent la bourgeoisie ; on les accuse d’outrager les bonnes mœurs, d’être des pornographes ; et leurs accusateurs principaux sont des sadiques séniles, de véritables malades, des renifleurs de pornographie qu’on devrait interner dans un hospice spécial. »

» La vérité, c’est que la bourgeoisie a des raisons sérieuses d’entraver cette propagande qui la terrifie. Elle fait peu d’enfants, mais elle veut que ses exploités en fassent beaucoup. Il lui faut larmée industrielle, l’armée des producteurs qui lui assurent son bien-être ; il lui faut la force militaire, garantissant la sécurité de ses capitaux ; il lui faut aussi l’effectif des prostituées, dont nous parlions tout à l’heure, et sans lesquelles la famille bourgeoise tomberait en décomposition. Donc, prolétaires, fournissez-nous des millions de garçons et de filles, pour remplir nos casernes, nos ateliers et nos lupanars. Voilà ce que vous commande la morale ».

Une immense campagne allait voir le jour.

Le journal de P. Robin, lancé en décembre 1896, n’avait connu qu’un faible retentissement, en raison de tout ce que j’indiquais plus haut ; il prend de l’extension avec la venue d’Eugène Humbert qui en est « imprimeur gérant » dès le n° 8 ; il fait appel à des scientifiques, à des médecins, à des sociologues, à des syndicalistes, dont Georges Yvetot qui lui ouvre les portes de la C.G.T. pour lui permettre de développer les théories néo-malthusiennes.

Cependant, aigri et fatigué, Paul Robin se brouille avec Eugène Humbert, et, en avril 1908, ce dernier va faire paraître un nouvel organe : Génération consciente, qui, bénéficiant d’une vaste et brillante collaboration, permettra à la campagne pour la limitation des naissances de prendre tout son essor.

A la propagande écrite et parlée, Eugène et Jeanne Humbert adjoignent celle, pratique, constituée par la vente des produits anticonceptionnels.

Le succès de leurs efforts nous est prouvé par deux facteurs indéniables :

1) Dans une Europe frappée de démographie galopante, la population de la France reste stagnante.

2) Les pouvoirs publics s’en émeuvent et condamnent lourdement nos camarades.

L’un des plus acharnés, parmi les détracteurs du néo-malthusianisme, est le sénateur Bérenger dont C.-A. Laisant pouvait dire lors du meeting tenu aux « Sociétés savantes » le 13 mars 1912 :

« Cela vous semblera paradoxal, mais je vous demande la permission de prendre la défense de cet homme, ou plutôt de plaider en sa faveur les circonstances atténuantes. (Rires.) Il faut avoir une grande pitié pour les dégénérés. (Rires, applaudissements.) Je crois que nous nous trouvons en face d’un pornomane incontestable (rires), d’un malheureux qui est affligé de cette infirmité qui consiste à voir partout des choses sales et répugnantes (rires) dans les choses les plus nobles sur lesquelles il essaie de jeter les yeux.

» Cet individu était convoqué à la réunion de ce soir, et il a répondu en des termes que je m’explique très bien :

« M. Bérenger, sénateur, membre de l’Institut,
» regrette de ne pouvoir satisfaire à la demande
» de M. Rey, mais il considère la doctrine néo-
» malthusienne comme immorale et antipatrioti-
» que (rires) et ne peut qu’applaudir aux tenta-
» tives faites pour réprimer sa propagande ».

Il y applaudit d’autant plus que c’est lui qui les a provoquées.

» En recevant votre convocation, mes chers amis, il a dû être frappé de terreur rien qu’à lire la liste des orateurs inscrits, car il y avait parmi eux -— il a montré quelle autorité il possèdeun médecin spécialiste (rires), un médecin qui a pour mission de soigner les aliénés et les dégénérés ». (Rires et applaudissements.)

Le lot des orateurs qui participaient à cette réunion mérite d’être cité : Docteur Sicard de Plauzoles, Nelly Roussel, Docteur Legrain, Yvetot, C.-A. Laisant ; elle était présidée par Rambaud, de la fédération des ouvriers néo-malthusiens.

Les contradicteurs étaient M. Nast, l’Abbé Violet, le capitaine Maire, auxquels Nelly Roussel se chargeait de répondre.

D’autres personnalités vont rejoindre Eugène et Jeanne Humbert, dans leur concept et dans leur lutte : Jean Marestan, l’écrivain Paul Reboux, qui y restera attaché jusqu’à sa mort.

Mais la plus surprenante conversion est celle de Sébastien Faure, disciple de Kropotkine, et qui, dans son remarquable ouvrage La douleur universelle reprend les thèmes sur l’abondance tels qu’ils ont été développés par ses aînés.

Il rencontre Eugène Humbert avec lequel il controverse ; mais écoutons en quels termes en parle Jeanne Humbert :

« Eugène Humbert, qui était en rapports amicaux avec Sébastien Faure, résolut d’amener celui-ci à réviser son jugement sur la question. Et c’est au début d’octobre 1903 que mon mari tenta cette conquête jugée impossible par les compagnons de « Régénération ».

» Il faut avouer que les premiers assauts furent plutôt froidement reçus. Sébastien Faure, qui avait nettement pris position par l’écrit et par la parole contre la loi de population et avait combattu les arguments des néo-malthusiens, ne désirait pas se déjuger et offrait toutes les résistances de son esprit souple et rompu à la contradiction. Il croyait avoir suffisamment approfondi tous les facteurs dont selon lui dépendait l’instauration du bonheur universel. Quoi ? Il y en avait un autre ? Un capital ?… Il demanda à réfléchir et, sur l’instance d’Eugène Humbert, le pria de lui apporter les documents essentiels à l’étude de ce problème.

» Les documents fournis et lus à tête reposée, Sébastien Faure invita mon mari à venir en discuter avec lui, rue Eugène-Sue, où il habitait. Eugène Humbert s’y rendit un matin. Il trouva son « adversaire » le torse nu en train de se raser. Ils ne perdirent pas de temps. Le débat fut ardent et passionné, on s’en doute. L’aîné résistait encore mais faiblissait devant le raisonnement inductif du jeune avocat de la restriction natalitaire qui y mettait toute l’opiniâtreté dominante de sa nature.

» Il y eut plusieurs engagements et, dans ce duel, ce fut Eugène Humbert qui sortit vainqueur ».

Cependant sur l’instigation de la gent cléricale et réactionnaire, les néo-malthusiens vont se trouver traqués, poursuivis, perquisitionnés, emprisonnés.

Toute la politique précitée devait mener jusqu’à la guerre qui confirmait les vues des hommes de clairvoyance, ayant constaté et fait connaître où conduisait la surpopulation.

Dans le trouble des esprits qui accompagne toutes les guerres, certains gardent la tête froide ; Eugène Humbert, qui est mobilisable, choisit l’insoumission et passe la frontière d’Espagne.

Le néo-malthusianisme est en sommeil, comme la lutte sociale, la libre pensée, l’éducation et tout ce qui relève de l’intelligence.

La tourmente passée, c’est une chambre bleu horizon qui est mise au pouvoir, ce qui prouve que les guerres font autant de ravages dans l’intelligence que dans les rangs des hommes, et que les nations victorieuses en sortent plus stupides, plus imbues de préjugés, plus farcies de prétentions que les peuples vaincus, humiliés et rançonnés, lesquels peuvent mesurer la vanité des guerres et maudire les chefs d’État qui y conduisent leurs troupeaux.

Cependant la France a perdu un million et demi d’hommes dans le carnage et il convient de combler les vides pour la préparation des charniers à venir.

Les poursuites des néo-malthusiens ne suffisent pas aux hommes au pouvoir, l’incarcération des militants parmi lesquels Eugène Humbert, lourdement condamné pour son insoumission, ne satisfont qu’en partie tous les lapino-bellicistes.

En 1920 devant une Chambre quasi déserte, une poignée de députés vont voter la loi contre la propagande néo-malthusienne, dont l’abrogation n’est pas encore prononcée après 54 ans de sinistre existence, et qui trouve encore des esprits assez rétrogrades pour s’en faire les défenseurs.

Eh bien, malgré cette loi, malgré les persécutions dont furent victimes nos camarades, malgré l’appel des patriotes au repeuplement, la population est restée stable durant la quinzaine d’années qui suivit.

Il fallut les avantages sociaux et les primes accordées aux saillies pour constater un accroissement de la population.

Ce que n’avait pu imposer la menace fut obtenu par la convoitise.

Pour justifier cette folie démographique, le gouvernement français dressait aux yeux du public le péril d’une surpopulation allemande et italienne.

En d’autres termes le seul remède proposé à la folie du voisin était de l’égaler en démence.

Les arguments n’ont guère changé depuis et c’est encore ceux-là qui nous sont servis aujourd’hui par les hommes au pouvoir.

Après la seconde guerre mondiale qui confirme hélas ! nos prévisions, le mouvement néo-malthusien spécifique ne revoit pas le jour, en dépit d’une tentative de relance de La grande réforme.

Eugène Humbert emprisonné a été tué, à la veille de la fin du conflit, dans le bombardement de l’hôpital de la prison où il était incarcéré, Gabriel Giroud (Hardy) disparaît à son tour, puis Manuel Devaldès.

Jeanne Humbert reste le témoin de cette page d’histoire sociale qu’elle retracera dans des brochures, des conférences, mais surtout dans son livre : Eugène Humbert, écrit au lendemain de la perte de son compagnon.

Cependant si le mouvement néo-malthusien n’existe plus en tant que tel, le vieux conflit Robin-Kropotkine est entendu parmi les libertaires et les pacifistes.

Comment ne le serait-il pas ?

Deux guerres nous en apportent l’effroyable réponse et, si les anarchistes ne se soumettent pas à l’autorité factice engendrée par les hommes, comment ne s’inclineraient-ils pas devant l’autorité des faits et ne s’enrichiraient-ils pas de l’enseignement qu’ils nous apportent ?

Génération consciente n’est plus, mais la presse et la parole anarchistes, comme la parole et la presse pacifistes reconnaissent le bien-fondé des théories de Robin et s’en font les porte-parole.

Ce livre en est la démonstration.

Mais s’il n’y suffisait pas, reprenez les collections des journaux et périodiques : Le libertaire devenu Le Monde libertaire, Ce qu’il faut dire, Défense de l’homme, Les nouvelles pacifistes, Contre-courant, La Voie de la paix, Liberté, L’Union pacifiste, La Rue, reprenez l’annonce des conférences traitées par Jeanne Humbert, par Aristide Lapeyre, et celles que j’ai moi-même traitées sous le titre La pilule ou la bombe.

Qui oserait dire aujourd’hui comme nos anciens du Congrès de Saint-Imier que « le néo-malthusianisme entrave la marche de la révolution » ou « qu’il relève d’une toquade » ?

Cette propagande — si faibles soient nos moyens, si puissants soient ceux sous lesquels on prétend l’étouffer — est parvenue à dépasser nos seuls milieux et a été posée voilà quelques années par le « Planning familial », timidement peut-être, mais posée tout de même.

Mieux, ce groupement a réussi la diffusion des produits contraceptifs, interdits par la loi de 1920.

C’est du reste par le biais de cette loi, que fut obtenue cette dérogation : pour combattre les avortements, condamnés par elle, le « Planning familial » réclamait la pratique des moyens préventifs, tout en se défendant d’envisager le problème démographique, mais seulement l’étude des cas particuliers.

A l’heure où j’écris ces lignes, les choses ont singulièrement évolué.

La gangue d’une loi de caractère médiéval a éclaté sous les coups de boutoir de l’esprit qui a animé les événements de mai 1968 et de ceux qui lui ont fait suite.

La proposition de modification de la loi de 1920 (c’est son abrogation pure et simple qui s’imposait) a fini par être acceptée à la Chambre, après bien des arguties, cette mesure ne faisant que reconnaître un état de fait, tombé dans les mœurs.

Les 300.000 avortements annuels de notre pays [1] sont la démonstration flagrante du divorce qu’il y a entre les usages et la loi, entre les besoins humains et les mesures prises par ceux qui gouvernent.

J’entends proférer parfois, par ceux qui veulent accommoder les choses, que cette loi de 1920 — valable à son époque — ne l’est plus à la nôtre, ce qui équivaut à affirmer que le mensonge, l’imbécillité et le crime qui étaient de rigueur voici quelque cinquante-cinq ans ne le sont plus de nos jours.

La vérité c’est que les monstruosités accumulées par les tyrans qui se sont succédé au pouvoir sont contestées et violées par l’opinion, que la loi intolérable n’est plus tolérée.

La vérité c’est que les fourbes de la politique louvoient, pour sauver la face font mine d’acquiescer aux désirs de tous, tandis qu’ils escomptent bien noyer le poisson, laisser pourrir la situation, puis reprendre les choses en main, et frapper de répression les esprits libres.

Cependant leurs espoirs pourraient fort bien ne pas correspondre aux réalités.

Des mouvements divers ont vu le jour ; « Le planning familial », dont je parlais plus haut, a vu s’adjoindre à sa démarche de nombreuses organisations ni ont été plus loin, pratiquant jusqu’au viol public de la loi.

Parmi celles-là, citons le G. I. S. (Groupe Information Santé), le M. L. A. C. (Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception) et la plus grande fraction du corps médical « CHOISIR » ; je ne parle pas des organisations traditionnelles de la liberté : « LIBRE PENSEE », « UNION PACIFISTE », « AMIS DE SEBASTIEN FAURE », « FEDERATION ANARCHISTE ».

Mais, plus qu’à ces divers mouvements, il y a un état d’esprit général, une contestation de la population auxquels le gouvernement devra bien se soumettre.

Maurice Laisant


[1] Je m’en suis tenu au chiffre officiel, contesté par beaucoup qui le situe à 500.000 en raison des avortements pratiqués hors des hôpitaux, ce qui rend son nombre difficilement évaluable.