« Le combat des néo-malthusiens », par Jean-Pierre Tertrais

(Extrait de « Pulluler, jusqu’où ? » de Jean-Pierre Tertrais, Le Monde Libertaire N° 1787 (avril 2017). Source : http://anars56.over-blog.org/2017/04/pulluler-jusqu-ou.html)

Le combat des néo-malthusiens

C’est dans le contexte d’une « France qui se dépeuple » (« théorie » soutenue par une présentation délibérément alarmiste) que naît le néo-malthusianisme. Malgré son origine anglo-saxonne, c’est en France que ce mouvement trouve les circonstances les plus favorables à son développement. Ses adeptes, anarchistes pour la plupart, insistent sur les privations, les misères qu’engendre l’excès d’enfants dans les classes pauvres, et au contraitre, l’émancipation que favorisent les loisirs, l’éducation, la santé. En dénonçant les motivations profondes de la politique nataliste, et l’adoption de principes bons pour le peuple mais pas pour la bourgeoisie : la France manque d’ouvriers mais pas de patrons ; elle manque de soldats mais pas d’officiers. « Mais les guerres ne viennent que de là, de la misère et du trop-plein de population : c’est la saignée nécessaire à la sérénité des Etats » (H. Fèvre – Revue d’aujourd’hui 1890). « …mieux vaudrait tuer dans l’œuf la misère humaine que de l’élever et de la cultiver avec sollicitude et de la préparer froidement d’avance, avec une tendresse jésuitique, de la future chair à canon ! ».

Parce qu’ils s’opposent à de nombreux intérêts, parce qu’ils heurtent des valeurs conservatrices, les néo-malthusiens rencontrent – globalement de 1890 à 1920 – une opposition farouche, un véritable acharnement de la part d’organisations puissantes et actives, celles notamment des puritains et des « repopulateurs ». Accusation de pornographie, pudeur offensée, doctrine immorale et antisociale… tout est bon pour multiplier les tracasseries administratives, les dénonciations, les perquisitions, les frais de justice, les condamnations, les saisies. Si bien que dans la France des années 1920, on tolère l’action d’organisations royalistes ou racistes, mais l’exposé des thèses malthusiennes est passible de la prison.

Sans qu’il s’agisse d’un mouvement monolithique, le néo-malthusianisme rencontre dans ses luttes, à des moments différents, l’antimilitarisme, le syndicalisme, l’éducation populaire, le végétarisme… Mais c’est sans doute prioritairement la cause des femmes qui trouve le plus grand écho. Contre l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population qui souhaite « que l’enseignement ait désormais, avant tout, pour objectif de préparer les jeunes filles au rôle de mères de famille et de leur donner la vocation de la maternité », les néo-malthusiens rappellent que les femmes sont les principales victimes de l’ignorance, de l’irresponsabilité et de l’hypocrisie, souvent condamnées aux angoisses et aux graves dangers de l’avortement clandestin. La plupart d’entre eux considèrent que dans un couple le choix de l’opportunité d’une nouvelle naissance devrait revenir en priorité à la femme.

Jean-Pierre Tertrais


Les néo-malthusiens

Cependant, c’est peut-être la question démographique qui constitue le débat le plus vif au sein de la mouvance anarchiste, par le combat des néo-malthusiens. C’est en effet à Malthus que l’on doit d’avoir posé, dans son « Essai sur le principe de population » paru en 1798, le plus clairement le problème de la population. Si le malthusianisme se trouve mis en sommeil pendant près d’un siècle, le mouvement néo-malthusien va relancer cette épineuse question de l’évolution respective des ressources et des populations. Et notamment Paul Robin, dès 1896, engage un combat en faveur des thèses de Malthus. Un combat qui sera loin de faire l’unanimité dans le milieu anarchiste, même si le mouvement révolutionnaire et syndical dans son ensemble finira par se rallier progressivement à ces idées.

Beaucoup de libertaires s’opposaient à cette théorie parce qu’elle émanait d’un religieux, et aussi parce qu’ils étaient convaincus qu’une classe ouvrière plus nombreuse pourrait plus efficacement s’opposer au patronat. En traitant le néo-malthusianisme de « grande mystification », Elisée Reclus lui-même témoigne de façon surprenante de la superficialité avec laquelle ce problème fut abordé.

Dans leur période la plus active, de 1898 à 1914, les néo-malthusiens vont publier et répandre une grande quantité de matériels : revues, périodiques, brochures, affiches… Certains (Eugène et Jeanne Humbert) vont aussi assurer la vente de produits anticonceptionnels. Ce qui provoquera une réaction acharnée des « lapino-bellicistes » présents en masse dans les pouvoirs publics : traques, perquisitions, emprisonnements, et le vote, en 1920, devant une Chambre quasi déserte, d’une loi contre la propagande néo-malthusienne. Si le problème de l’avortement est alors très peu abordé, c’est parce que l’article 317 du Code pénal le considère comme un crime. L’Espagne révolutionnaire prolongera avec force cette œuvre d’émancipation de la femme et du prolétariat.

Si certains socialistes ou même anarchistes s’opposent parfois vivement aux thèses néomalthusiennes : Paul Lafargue, Elisée Reclus, Jean Grave, Pierre Kropotkine, Sébastien Faure (qui finira par se rallier), Paul Robin mènera un combat exemplaire, y compris sur la question de l’avortement liée à celles, plus larges, de la libre maternité et du féminisme. A travers le droit des femmes à disposer de leur corps, la politique de restriction des naissances prônée par le fondateur de la Ligue de la Régénération humaine, vise globalement l’amélioration des conditions de vie des classes laborieuses.

Jean-Pierre Tertrais

(Extrait de Du Développement à la Décroissance. De la nécessité de sortir de l’impasse suicidaire du capitalisme, chapitre VII « Le projet anarchiste face à la planète », p.38-39, Editions du Monde Libertaire, Janvier 2004. Source : https://fr.scribd.com/document/35751578/Du-developpement-a-la-decroissance-Jean-Pierre-Tertrais)