« Au service de la grève des ventres », par Roger-Henri Guerrand et Francis Ronsin

(Extrait de Roger-Henri Guerrand et Francis Ronsin, Jeanne Humbert et la lutte pour le contrôle des naissances, Spartacus, 2001 (1990), pp. 38-54. Source : Indymedia)

Au service de la grève des ventres

Durant tout le XIXe siècle, les femmes françaises, solidement muselées depuis la Révolution, durent subir les impératifs d’une morale bourgeoise aussi hostile aux réalités sexuelles que celle de l’Église catholique, et ne rien savoir des véritables exigences de leurs corps : cette connaissance aurait pu les conduire à se révolter contre leurs maîtres.

Ceux-ci, d’ailleurs, ne sont guère encouragés à s’abandonner à leurs pulsions sexuelles, s’ils ont la curiosité de se renseigner à ce sujet auprès des médecins de cette époque. Fidèles interprètes de la bourgeoisie qui tente alors de tout rationaliser, y compris le sexe, ces praticiens s’efforcent en effet de réduire celui-ci à une fonction purement reproductrice. D’où un type social nouveau, celui d’une sorte de « castré » volontaire – approuvé par l’Église catholique conquise d’emblée à cet idéal qu’elle s’efforçait d’imposer depuis le concile de Trente –, formé dès l’enfance à s’épouvanter de la moindre érection.

« L’agitation, les contractions involontaires des muscles, les spasmes dont ils sont pris au moment de l’éjaculation, le sentiment général de douleur, de brisure, de faiblesse, qui suit le coït avec une fatigue toujours plus prononcée dans les lombes et les parties inférieures du corps indiquent assez l’impression profonde que la moelle épinière éprouve d’un acte aussi perturbateur. » Ainsi parle gravement le docteur J. Balliol dans ses Conseils aux hommes affaiblis (1877, 12e édition)… Et il ajoute que dans l’union charnelle les nerfs des cuisses sont affectés, ce qui amène la sciatique et bientôt la paralysie. Dans de telles conditions, un homme dans tout son éclat, dans toute sa force, doué d’une excellente constitution, ne doit s’approcher de son épouse qu’une fois tous les trois jours. Plus faible, une fois par semaine et même seulement deux fois par mois. Vers soixante ans, il convient de s’abstenir tout à fait, surtout après les repas : tous les organes, le cœur, les poumons, le cerveau, sont, pendant la digestion, dans un état de turgescence, de congestion sanguine qui s’accroît encore sous l’influence de l’excitation vénérienne.

Peut-on être plus clair ? Les ouvrages de cette encre se comptent par dizaines et ils se répètent tous, jusqu’en 1914. Prenons-en un autre, dû au docteur Louis de Séré : « La déperdition des forces, allant parfois jusqu’à une véritable prostration qui oblige l’homme au repos après l’accomplissement de l’acte sexuel, ne peut être sérieusement attribuée qu’à la perte de la liqueur séminale. On sait d’ailleurs à quel degré d’affaiblissement progressif sont amenés ceux qui abusent des plaisirs de l’amour, ainsi que ceux qui sont affectés de pertes séminales involontaires. » (La Virilité et l’âge critique chez l’homme et la femme, 1885.) Pour Séré également, il faut dételer dès cinquante ans : ceux qui tentent de continuer empoisonnent leurs dernières années et abrègent la durée de leur existence.

Même un adversaire déclaré de l’Eglise catholique, comme le docteur A. Lutaud, peut écrire : « L’homme sage ne doit jamais répéter le coït sans avoir laissé entre chaque acte sexuel un intervalle dont la durée varie de un à plusieurs jours selon son âge et sa constitution. » (Manuel des maladies des femmes, 1891.)

Lui fait écho le très catholique G. Surbled, dans un ouvrage exclusivement destiné au clergé (La Morale dans ses rapports avec la médecine et l’hygiène, 2 volumes, 1891). Pour lui, comme pour tous ses confrères, l’abus du coït est à l’origine de nombreuses maladies et il ne s’agit pas des maladies proprement vénériennes. En dehors des premiers temps du mariage et de circonstances exceptionnelles, les rapports peuvent se borner – d’une façon générale – a cinq ou six par mois. En fait, écrit Surbled, l’ovulation étant mensuelle, le coït ne semblerait indiqué qu’une fois par mois, en dehors des époques de grossesse et de lactation. Mais on doit noter, d’une part que très peu de fécondations résultent d’un seul rapport, de l’autre que la concupiscence ne se sépare pas de notre nature et rend en tout temps les relations possibles et quelquefois fatales.

Par lui-même, le coït est donc un exercice hautement dangereux. S’il s’accompagne de manœuvres « frauduleuses », il condamne ses exécutants aux plus épouvantables maladies. Dès 1868, le docteur L.F. Bergeret, dans un ouvrage célèbre, réimprimé huit fois jusqu’en 1881 (Des fraudes dans l’accomplissement des fonctions génératrices), en a prévenu ceux qui s y risqueraient. Avec la violence d’un sermonnaire du Grand Siècle, il présente des cas dramatiques susceptibles d’impressionner des lecteurs déjà convaincus par le clergé du caractère honteux de la sexualité. Par exemple : « Femme de trente-deux ans ; belle et de vigoureuse constitution, très lascive. Mari vigoureux et amant libertin. Tous deux fraudeurs. Elle meurt de cancer galopant. » Génératrices de douleurs effrayantes, les fraudes prédisposent au cancer utérin car l’organe a été prématurément usé. Le cœur est lui aussi menacé par les « spasmes cyniques » d’orgasmes répétés qui le déchirent.

A en croire Bergeret, les hommes de son temps se partagent entre des « libertins à figure bestiale possédés par les instincts de la brute primitive » et des « vieillards au faciès abject, vrais pourceaux d’Epicure », tous acharnés à faire subir à des malheureuses – dont certaines n’hésitent pas à se suicider – des approches frauduleuses jusqu’à dix fois par jour.

Si quelques âmes pures ont succombé aux ignobles tentations de la chair, voici le déplorable état de leur conscience : « Un jeune homme d’une excellente éducation, doué de sentiments délicats, et qui avait été entraîné à la pratique des fraudes avec une maîtresse, me disait qu’après ces relations immorales, il se sentait confus, humilié, comme s’il eût commis un infanticide. »

Passé 1900, les mêmes stupides rengaines continuent d’être chantées par un corps médical de plus en plus inféodé à une classe qui a fini par l’admettre après l’avoir quelque temps tenu en lisière. L’idéologie de la contrainte tient solidement, l’abstinence reste la règle d’or en matière sexuelle. Le docteur Serge-Paul, qui considère la femme comme un être d’une physiologie inférieure, avertit les époux qu’ils ont tort de regarder le plaisir vénérien comme un plaisir qu’on peut prendre sans mesure, parce qu’il est permis par les bonnes mœurs, la religion et les lois. Beaucoup de maladies nerveuses sont dues à des rapports sexuels trop fréquents. Les intellectuels, surtout, doivent faire attention : l’éréthisme de leurs facultés les porte à abuser de ces plaisirs qui les épuisent (Physiologie de la vie sexuelle chez l’homme et chez la femme, 1910).

Devant de telles élucubrations que l’ensemble des médecins inculquait, peu ou prou, à leur clientèle, il est facile de comprendre à quelles résistances se heurteront Robin et ses fidèles. Et ces démystificateurs n’auront pas plus de succès, du moins au début, dans les masses populaires également conditionnées au mépris de toutes les manifestations de la sexualité. Dans ces milieux, à partir de la fin du XIXe siècle, le curé est relayé par l’instituteur. Agent de transmission de l’idéologie dominante, ce nouveau représentant du pouvoir est tout aussi bardé d’interdits que son prétendu rival. En fin de compte, même quand ils se combattent, ces deux compères se complètent dans la répression. Au catéchisme, ou au cours de morale, chacun d’eux aurait pu commenter favorablement cette forte parole que le père Monsabré lança du haut de la chaire de Notre-Dame lors du Carême 1887 : « La forme la plus grossière de l’amour naturel, et la plus vile, est cet esprit charnel qui nous est commun avec la brute, et dont le tourment est la plus grande honte de notre nature déchue. »

Comme les néo-malthusiens ne partageaient nullement cette opinion si tranchée, leurs adversaires les accusèrent de « pornographie » mais aussi, sans hésiter, de provocation à l’avortement. Or, depuis un édit du roi Henri II, daté de 1556, et confirmé ensuite par plusieurs ordonnances jusqu’à la Révolution, cette pratique millénaire avait toujours été considérée en France comme un crime majeur. L’article 317 du Code pénal en confia la répression aux cours d’assises. Force est pourtant de constater qu’à la fin du XIXe siècle, l’avortement était peu à peu entré dans les mœurs, du haut en bas de l’échelle sociale, pour ne rien dire de l’infanticide qui alimente journellement, à cette époque, les rubriques de faits divers.

Le contenu de la dernière page des journaux de grande diffusion le prouve, elle fourmille d’annonces peu équivoques destinées aux femmes « inquiètes pour leurs époques » en leur garantissant une discrétion absolue. Elles sont insérées par des sages-femmes qui pratiquent des tarifs s’adaptant à la situation sociale des patientes. « L’avorteuse des Batignolles », condamnée en 1891, descendait jusqu’à deux francs, soit la moitié du salaire journalier d’un ouvrier. « L’ogresse de la rue Tiquetonne », arrêtée en 1906 sous l’inculpation d’avoir commis 1500 avortements, pratiquait également des prix accessibles à toutes.

Les médecins ne dédaignaient pas ce fructueux marché, on les retrouva, en compagnie des « faiseuses d’anges », sur les bancs des cours d’assises durant tout le XIXe siècle. A vrai dire, ils ne risquaient pas grand-chose étant donné la « scandaleuse » indulgence des jurys : d’après certains moralistes, les jurés ne poursuivaient pas ce crime car eux-mêmes, pénétrés de la « mentalité moderne », l’avaient certainement fait pratiquer sur la personne de leur femme, de leur maîtresse ou même de leur fille…

Ces considérations, accompagnées généralement d’encouragements platoniques à la repopulation, n’étaient pas, il s’en faut, partagées par tous les représentants de l’opinion. La question de l’avortement a été l’une de celles qui ont suscité le plus de controverses au début du XXe siècle : de très nombreux romans et pièces à thèse en font foi et ils concluent unanimement à l’abrogation de l’article 317.

Depuis l’époque romantique, l’audience du public se gagne principalement au théâtre : il fait figure de tribune où s’affrontent les thèses concernant les problèmes sociaux. Dans ce genre, le dernier des grands maîtres, après Émile Augier, Dumas fils et Henri Becque, fut Eugène Brieux. Fils d’un menuisier du faubourg du Temple, autodidacte, le futur académicien s’est attaqué de bonne heure aux questions qui divisaient son époque. Avec Maternité, pièce en trois actes représentée pour la première fois au théâtre Antoine, le 9 décembre 1903, Brieux se rangeait sans équivoque parmi ceux qui avaient compris les causes sociales de l’avortement.

Le sous-préfet Brignac – joué par Antoine lui-même –, marié depuis quatre ans, est déjà père de trois enfants : l’aîné a trois ans, le dernier deux mois. Sa femme, Lucie, se sent très fatiguée. D’autre part, elle sait que son mari la trompe pendant ses grossesses. Le sous-préfet veut attirer sur lui l’attention de ses supérieurs en se faisant le promoteur, dans son département, des ligues contre la dépopulation. Toute une scène, où différentes personnalités politiques donnent leur avis, est consacrée à ce problème. Or Annette, sœur de Lucie, lui annonce qu’elle est enceinte d’un garçon qu’elle considérait comme son fiancé. Le mariage ne peut se faire, les parents du jeune homme, des commerçants ambitieux, ont d’autres projets pour leur fils. Lucie raconte l’affaire à son mari : il propose d’envoyer sa belle-sœur à Paris pour faire ses couches clandestinement. Sa femme refuse. Elle avoue à Brignac qu’elle ne l’aime pas : son troisième enfant sera le dernier qu’il aura eu d’elle.

Le dernier acte représente une salle de tribunal : la cour d’assises de la Seine est réunie pour juger plusieurs affaires d’avortement. Annette est venue à Paris se confier aux soins d’une matrone et elle est morte de ses manœuvres. Avec l’avorteuse – qui déclare avoir agi par pitié – comparaissent également deux de ses clientes. C’est pour Brieux l’occasion de dresser un tableau des conditions de vie des petits fonctionnaires et des ouvriers, inspiré par une documentation sérieuse. Une institutrice et son mari sont en effet inculpés. A eux deux, ils gagnent 116 francs par mois – environ 6000 francs actuels – pour quatre personnes. La naissance d’un troisième enfant eût été une catastrophe. L’ouvrier Tupin était déjà père de sept enfants quand il a conduit sa femme chez l’avorteuse. Son avocat lit le détail des dépenses annuelle d’une famille ouvrière prouvant le déficit inévitable. Lucie a demandé à être entendue comme témoin par la cour. Refusant les combinaisons sordides de son mari, elle l’a quitté avec Annette et ses trois enfants. Elle s’est mise à faire de la couture pour subsister, mais leur vie est devenue de plus en plus difficile. Annette, considérant qu’elle était la cause de cette déchéance, n’avait pas voulu imposer à sa sœur une charge de plus. C’est pourquoi elle avait pris la décision de l’avortement.

A la fin de la pièce, l’un des avocats évoque le moment où chaque femme pourra exercer son droit à la libre maternité : « J’appelle l’heure libératrice ou, grâce à la découverte de quelque savant, chacun pourra, sans hypocrite contrainte, comme sans profanation de l’amour, n’avoir que les enfants qu’il aura désirés. Oui, ce sera une conquête sur la nature, sur la nature féroce qui répand avec une profusion coupable la vie qu’elle voit disparaître avec indifférence. »

Robin et les néo-malthusiens ne disaient pas autre chose. Au contact direct de la population ouvrière, ils savaient bien que la « dépopulation » de la France n’avait rien à voir avec des causes morales prétendument dévoilées par des Pères Lapins qui allaient jusqu’à proposer de soumettre les célibataires atteignant vingt-neuf ans à des obligations militaires supplémentaires et d’interdire l’accès des fonctions publiques à ceux qui ne seraient pas mariés à vingt-cinq ans.

Habitant un logement dépassant rarement une pièce, sans eau ni W.-C., pourrissoir où ses enfants étaient livrés à toutes les attaques microbiennes ; fournissant un travail exténuant – plus de dix heures – et mal rétribué ; se nourrissant d’aliments frelatés – le lait n’est pas une exception – fallait-il encore que l’ouvrière de 1900, dans le but de satisfaire un quarteron de nationalistes hystériques, prêtât tous les ans son ventre à des maternités pour lesquelles la société ne lui apportait aucune aide ?

Devant un tel état de fait, des hommes et des femmes, imprégnés d’une « funeste doctrine », naturellement d’origine « étrangère » et « mortelle pour l’âme française », avaient osé proposer aux masses un idéal de procréation consciente qui dépassait l’avortement, solution ultime. Rien d’étonnant à ce qu’ils aient été violemment attaqués par des natalistes de tout poil. D’après eux, Robin dirigeait une bande de pornographes particulièrement habiles dont les activités relevaient de la justice. Un chef d’orchestre manquait à ce combat pour les bonnes mœurs. Il se présenta enfin en la personne du sénateur inamovible de la Drôme, ancien avocat général à la cour impériale de Lyon, René Bérenger. Réformateur du Code pénal, ce grand juriste a été l’inventeur du sursis et de la libération conditionnelle. A ce titre, il fut l’un des hommes les plus progressistes de son temps. Ses réformes sont devenues des éléments essentiels dans la réintégration sociale des délinquants.

Toutefois le sénateur Bérenger, catholique étroit, aurait volontiers condamné aux travaux forcés tous ceux qui avaient, sur la vie sexuelle, des opinions contraires aux siennes. Animateur de la Ligue contre la licence des rues, il pourchassa, avec une ardeur suspecte, toutes les manifestations de « l’immoralité sexuelle ». Sa rage répressive ne connaissait pas de bornes – elle lui vaudra d’être l’un des hommes les plus chansonnés de France – et le conduisait à fouler aux pieds les principes fondamentaux du droit français : il aurait souhaité que les sociétés antipornographiques fussent investies du droit de poursuivre elles-mêmes les auteurs des faits qu’elles combattaient statutairement. Il déposa un projet de loi dans ce sens mais personne ne voulut suivre sur ce terrain le « fou de la rue Pasquier », comme l’appelaient ses ennemis.

Alors les « antipornographes » se rabattirent sur la loi du 2 août 1882 réprimant les outrages aux bonnes mœurs. C’est par ce biais qu’ils parvinrent à faire traîner les néo-malthusiens devant les tribunaux. Mais la Cour de cassation annula tous les jugements concluant ces affaires. Si la propagande visée ne présentait pas en effet un caractère d’obscénité ou de luxure – élément essentiel du délit –, elle ne pouvait entrer dans les prévisions de la loi de 1882 et échappait à toute sanction. Dans chacun de ses arrêts, la Cour précisa qu’il était impossible de considérer comme contenant des descriptions obscènes l’imprimé qui ne renfermait que des prescriptions d’ordre physiologique.

Maintenant installée rue de la Duée en qualité de secrétaire, Jeanne va décharger Humbert de la correspondance tapée ensuite par une dactylo. Un militant s’occupe des abonnements tandis qu’un jeune grouillot fait les courses. Eugénie de Bast vend les articles de préservation ou prépare leur expédition. Pendant plusieurs années, le « patron » vivra ainsi entre deux femmes car il avait promis à Eugénie de ne pas l’abandonner. Mais il exigea que Jeanne vînt vivre avec eux : cette cohabitation, qui ne fut pas toujours sans heurts, ne sera jamais remise en cause.

De précieux encouragements continuent d’arriver au siège de Génération consciente, ils réchauffent l’ardeur des militants critiqués par toutes les familles spirituelles et politiques considérées comme représentatives. En 1909, Génération consciente lance une enquête. Une seule question : « Le néo-malthusianisme est-il moral ? » Les réponses positives affluent. Alfred Naquet, l’homme de la loi rétablissant le divorce, un autre « fléau » responsable de la dénatalité, a approuvé Robin dès le début. Il ne croit pas que le néo-malthusianisme soit un moyen de résoudre la question sociale, mais il est persuadé de la haute portée morale d’une procréation rationnelle. « J’estime, répond-il, que la maternité doit être consciente, voulue, et qu’il est contraire à toute idée d’une civilisation saine que l’acte le plus important de tous, celui qui renouvelle l’espèce, soit livré au hasard, alors que des actes secondaires sont le fruit de la réflexion. » Léon Frapié, le célèbre auteur de La Maternelle, parle dans le même sens : « C’est un devoir de haute morale et de haute charité, écrit-il, que d’enseigner aux malheureux à ne pas engendrer involontairement des malheureux. » L’archéologue Salomon Reinach, enfin : « La propagande néo-malthusienne a pour but de substituer la réflexion à l’instinct, la prévoyance à l’insouciance, l’homo sapiens à la brute. Ceux qui l’accusent de favoriser le vice, de prêcher l’avortement, sont des ignorants ou altèrent sciemment la vérité. On peut condamner Paul Robin mais sa condamnation sera inscrite sur la statue que lui réserve l’avenir. »

Sur le plan de l’aide pratique aux couples, l’action d’Humbert et de ses amis ne cesse de prendre de nouveaux développements. Le groupe publie un catalogue d’appareils d’hygiène sexuelle et de « préservation de la grossesse ». Il a été établi par Humbert.

Le moins coûteux des préservatifs masculins est en caoutchouc dilaté blanc, de plusieurs dimensions, dix à vingt centimètres de longueur. Plus chers, ceux en caoutchouc « soie » sont emballés chacun sous une enveloppe. Enfin, il existe un modèle très robuste, vendu non enroulé, comportant quatre épaisseurs, fort, extra-fort, demi-fort, un quart-fort. On remarque encore les « capuchons » ou « bouts américains » : ils ne recouvrent que le gland. Leur ouverture est limitée par un anneau élastique de petit diamètre ; on les place dans le sillon qui sépare le gland du corps de la verge.

Il va de soi que toute « ressource préservatrice » avait été condamnée par l’Église catholique dès 1826 – il s’agissait alors de « gants d’amour » en boyau de mouton – et que les médecins ayant de l’honneur ne les recommanderaient jamais à leurs clients, sauf peut-être en cas de syphilis. D’ailleurs, ces objets infâmes trahissent souvent ceux qui les utilisent, comme le prétend avec jubilation le docteur Surbied, déjà cité, dans l’un de ses ouvrages les plus lus (Le Vice conjugal, 1909, réédité jusqu’en 1935) : « Le sperme, qu’on croyait réservé, s’échappe furtivement par un pertuis microscopique, par une petite fissure, et arrive à ses fins. La fécondation s’opère à la sourdine, alors qu’on avait pris toutes les dispositions pour l’empêcher. » Quant à la panoplie des « libertines », elle est beaucoup plus complète qu’on ne se l’imagine aujourd’hui. Par exemple, les « éponges de sûreté » : d’un diamètre de quatre, cinq centimètres, elles sont entourées d’une résille légère et munies d un fil de soie pour les retirer. On les enfonçait profondément dans le conduit vaginal après les avoir trempées dans une solution diluée d’alcool, d’eau de Cologne ou de liqueur de Van Swieten. Vient ensuite la famille des pessaires en caoutchouc. D’abord le français, disponible en quatre tailles : il se compose d’un anneau plein ou creux surmonté d’une membrane en forme de cône arrondi. Puis le Mensinga – du nom d’un médecin allemand –, calotte de caoutchouc mince montée sur un ressort. On l’introduit en lui faisant prendre le contour d’un huit. Un modèle récent, le tibulaire, revêt l’aspect d’un petit tuyau assez rigide dont une extrémité est garnie d’une membrane plate ; l’autre, qui doit épouser les culs-de-sac, a été taillée en oblique. Les moyens chimiques se résument à des poudres anticonceptionnelles dispersées sur l’ensemble des parois vaginales grâce à des insufflateurs ou encore à des suppositoires – tels les cônes du docteur Mascaux – contenant un produit spermicide. Ces derniers sont très recommandés par certains médecins qui croient toujours que la matrice doit être apaisée par la « bienfaisante ondée spermatique ».

Le recueil d’Humbert est heureusement complété par un livre de Gabriel Giroud – gendre de P. Robin, il écrira généralement sous le pseudonyme de Georges Hardy – qui connaît un très vif succès. Intitulé sans hypocrisie Moyens d’éviter la grossesse (1909), il contient, en quatre-vingt-seize pages, tous les renseignements sur les moyens anticonceptionnels connus au début du XXe siècle et la façon de s’en servir : de nombreux croquis accompagnent le texte.

Giroud ne dissimule nullement sa mission de porte-parole d’une école de pensée dont Malthus et Robin sont les maîtres. Il rappelle l’action de son beau-père et invite ses lecteurs à rejoindre les rangs des néo-malthusiens. Etant donné la modicité du prix des objets de préservation sexuelle, on peut les considérer comme à la portée de chacun. Et Giroud estime que les organisations ouvrières devraient en assurer la vente au détail à leurs adhérents. Son petit manuel, très clair, devait être acquis par des milliers de personnes. Il fut plusieurs fois réimprimé jusqu’en 1914.

L’année suivante, Nelly Roussel publie en volume quelques-uns de ses articles et de ses conférences. Son titre : Quelques lances rompues pour nos libertés. Il ne s’agit pas seulement de la liberté sexuelle de la femme. Nelly Roussel a toujours combattu en même temps pour sa liberté politique et économique, totalement niée par les hommes de cette époque, et pour laquelle elle milite aux côtés de Marguerite Durand, chef de file du féminisme français. Complétant le précis de Georges Hardy, Jean Marestan fait paraître, en 1910, un véritable traité d’éducation sexuelle. Deux chapitres y sont consacrés à la prudence procréatrice. Marestan expose la doctrine des néo-malthusiens et ne manque pas d’accompagner ses considérations théoriques d’un cours sur les moyens scientifiques et pratiques d’éviter les grossesses non désirées. Encore un livre bien accueilli qui aura de multiples rééditions.

Dans l’intervalle, la répression va s’abattre sur les militants néo-malthusiens. Au cours d’une conférence qu’il avait donnée à Sotteville-lès-Rouen, Humbert, à son habitude, après avoir demandé aux personnes qui risquaient d’être choquées de quitter la salle, s’était lancé dans un exposé, illustré au tableau noir, sur les méthodes contraceptives. Un pasteur, président de la section rouennaise de la Ligue contre la licence des rues, se trouvait présent avec plusieurs de ses amis et il porta plainte aussitôt. Humbert comparaît devant le tribunal correctionnel de Rouen, il est condamné à trois mois de prison et à 500 F d’amende pour outrage aux bonnes moeurs. Liard-Courtois, qui l’accompagnait, écope d’un mois et de 300 F à payer « pour complicité morale » ; un militant rouennais, à une semaine d’incarcération pour avoir vendu des brochures. Après appel, ces peines sont confirmées, sauf pour Liard-Courtois qui bénéficie du sursis.

Le tribunal correctionnel de la Seine prend alors le relais et Humbert est condamné, en décembre 1909, à six mois de prison et 3000 F d’amende pour plusieurs articles publiés dans Génération consciente. Sous le titre « L’immoralité des moralistes », les néo-malthusiens organisent un meeting, le 31 mars 1910, à la salle des Sociétés savantes, à Paris, rue Danton. Il est placé sous la présidence d’honneur d’Alfred Naquet et la présidence effective du docteur Meslier, député de la Seine. Sébastien Faure et Nelly Roussel y prennent la parole. Le compte rendu de cette manifestation, comprenant les discours de tous les orateurs, fut édité en brochure sous le titre Défendons-nous ! Un service en fut fait aux députés, à la presse, aux écrivains amis et ennemis.

Ce stress permanent n’assombrissait en rien le caractère d’Humbert ni n’entamait sa santé. Rue de la Duée, on travaille dans l’euphorie et le patron trouve le temps d’entraîner sa petite équipe en promenade, dans les bois de Villebon, de Saint-Cloud ou sur les bords de la Marne, manger une friture. Le dimanche matin, s’est instituée la cérémonie de « l’apéritif Roinard » – une initiative du poète – qui a lieu dans un « bistrot démocratique », Au Bon Coin, situé en haut de la rue Ménilmontant. Y figurent régulièrement des écrivains et des artistes oubliés aujourd’hui mais également le poète Louis de Gonzague Frick, les chansonniers libertaires Léon de Bercy et Buffalo, Guillaume Apollinaire à qui la fréquentation des néo-malthusiens inspirera la célèbre charge burlesque Les Mamelles de Tirésias. C’est probablement Van Dongen – alors collaborateur de L’Assiette au beurre – qui lui avait fait connaître Humbert et ses amis.

De tels compagnonnages, s’il les soupçonnait, ne feraient pas réfléchir le sénateur Bérenger. Apollinaire et Van Dongen ne sont encore considérés que comme des métèques à la moralité très douteuse. En permanence, le vaillant Père la pudeur envoie au parquet des exemplaires de Génération consciente rageusement crayonnés en bleu. Les militants des quarante-neuf comités départementaux de sa Fédération des sociétés contre la pornographie, obéissant aux conseils qu’il leur prodiguait en publiant chaque année son Manuel pratique de lutte contre la pornographie, se relaient pour déposer des milliers de plaintes.

Cette persévérance va porter ses fruits. Le 21 janvier 1911, sur convocation, Humbert devra se rendre à la Santé pour y purger une condamnation de trois mois de prison infligée par la cour d’appel de Paris quelques jours auparavant. Il bénéficie du régime politique et va se retrouver en pays de connaissance. Gustave

Hervé, le pourfendeur du patriotisme dans La Guerre sociale, et son adjoint Almereyda sont à ce moment emprisonnés pour délit de presse, ainsi que le jeune Louis Lecoin.

Le quartier politique de la Santé se composait de deux étages divisés en cellules spacieuses et bien aérées. Les détenus avaient la faculté d’y faire transporter des objets, des ustensiles divers, et même des meubles ! Le ménage était assuré par des prisonniers de droit commun choisis parmi ceux qui avaient une bonne conduite car cet emploi offrait des avantages : les « politiques » leur donnaient des aliments et du tabac tandis que ceux qui venaient les voir se chargeaient en fraude de lettres pour l’extérieur.

Quand Humbert arriva, on lui fit une joyeuse réception. Si les prisonniers politiques voulaient célébrer une fête – cela arrivait fréquemment –, ils demandaient au directeur la permission, toujours accordée, de rester ensemble jusqu’à vingt-deux heures au lieu d’être bouclés à dix-neuf. C’était alors, autour de la table du réfectoire-parloir-bibliothèque, un vrai banquet qui s’organisait avec l’apport des nourritures et boissons que presque tous recevaient en abondance. A vingt-deux heures, un gardien venait prier ces messieurs de se retirer dans leurs chambres respectives : après leur avoir souhaité un bonsoir courtois, il les verrouillait jusqu’au lendemain matin.

On pouvait même, dans cette oasis qui semble aujourd’hui miraculeuse, donner des conférences ! Humbert fut prié d’y faire une causerie sur la limitation des naissances et les moyens de l’assurer ; en somme, d’exposer les théories qui lui valaient d’être enfermé ! Le porte-clés préposé à la surveillance y prit grand intérêt : deux de ses collègues, prévenus par lui, assistèrent à la deuxième conférence qu’Humbert prononça sur le sujet et ils s’abonnèrent aussitôt à son journal…

Chaque détenu politique avait naturellement droit aux visites de sa famille et de ses amis. A son entrée à la Santé, il remettait à l’administration une liste des personnes qu’il désirait recevoir. Après examen, l’autorisation était accordée ou refusée nommément, certains visiteurs étant jugés indésirables. Le « parloir » se tenait chaque après-midi entre treize et dix-sept heures ; il avait lieu dans la salle commune ou dans la cour. Par faveur spéciale du ministère de la Justice, les prisonniers pouvaient recevoir leurs femmes dans leurs cellules. Bien que n’étant pas encore l’épouse légitime d’Humbert, Jeanne, grâce à l’intervention directe d’Aristide Briand, put obtenir aussi cette autorisation.

Trois jours par semaine, elle se rendait à la Santé : le couple faisait la dînette sur la petite table en bois blanc de la cellule. Jeanne a relaté ces instants uniques dans la biographie qu’elle a consacrée à son mari : « Nous nous sentions chez nous dans cette grande chambre aux murs blanchis à la chaux et bien claire. Quand les premiers visiteurs arrivaient, jamais avant quinze heures environ, nous descendions tous les deux pour les recevoir. »

Durant son incarcération, Humbert s’occupait aussi activement de la direction de son journal et de la marche de la propagande que lorsqu’il était en liberté. Chaque jour, l’un de ses collaborateurs lui apportait le courrier. Le patron distribuait la besogne à chacun, vérifiait la copie et faisait la mise en pages du journal.

L’action continue d’Humbert, son impact de plus en plus net sur une fraction non négligeable de l’intelligentsia, du moins a Paris, aurait certainement entraîné l’adhésion populaire s’il avait bénéficié du concours des socialistes. Or les doctrinaires du Parti ouvrier français, représenté à la Chambre des députés depuis 1893 et ne cessant de remporter des succès électoraux, se montraient résolument hostiles au malthusianisme, contrairement d’ailleurs aux syndicalistes.

Les deux prophètes du « Grand Soir », Guesde et Lafargue, savaient que Marx s’était prononcé contre Malthus : « L’essai sur le principe de la population n’est qu’une déclamation d’écolier sur des textes empruntés », avait déclaré le Maître. (Plus tard, dans Le Capital, il attaquera le principe même de la loi de Malthus.) Mais ils n’ignoraient pas non plus que Robin, fidèle de Bakounine, s’était violemment séparé de Marx, attitude impardonnable. Il semble cependant que c’est bien par volonté de ne faire aucune concession au « révisionnisme » et d’exaspérer les conflits entre possédants et prolétaires qu’ils se soient prononcés contre Robin. Cette préoccupation est clairement exprimée dans la conférence prononcée à Montpellier, en 1909, par un de leurs militants, le docteur Vargas :

« Nous ne voulons pas un prolétariat plus heureux, des familles ouvrières mieux tenues, vivant plus hygiéniquement, des enfants soustraits aux promiscuités dangereuses, des femmes du peuple qui ne soient plus exposées aux dangers des avortements répétés : nous voulons la suppression du prolétariat, de la possibilité même d’une existence anti-hygiénique pour certaines familles ; nous voulons que le dilemme atroce « ou ne pas procréer, ou exposer ses enfants à la faim, à la misère et la maladie » ne puisse même plus se poser. Et toute théorie qui nous propose des améliorations à un état de choses que nous voulons supprimer et non améliorer n’a droit qu’à notre hostilité. »

Un tel propos est exactement dans la ligne dure qui fut longtemps celle du Parti ouvrier français : elle se marque, par exemple, dans l’hostilité à la construction d’habitations à bon marché par les communes. En conclusion, le docteur Vargas reconnaissait que la doctrine néo-malthusienne prenait trop d’importance dans les préoccupations des révolutionnaires – ce qui commence à être vrai à cette date – et qu’il fallait extirper cette « tumeur maligne ». Les pratiques contraceptives ne répondaient qu’à des « cas très spéciaux » et ne méritaient pas qu’on leur prêtât attention.

Léon Blum, bien éloigné du sectarisme de Guesde et de Lafargue, n’était cependant pas très clair dans son ouvrage, Du mariage, paru en 1907. Certes, il veut la liberté sexuelle pour les jeunes filles mais ne dit rien sur la façon pratique d’en assumer les conséquences. Les enfants ? On n’en aura pas, bien sûr. Comment ? Ne parlons pas de ces choses. Le futur chef socialiste ignorait sans doute l’existence de la ligue de Robin : il a deux lignes à son endroit au sujet de Cernpuis, l’internat mixte, propriété du département de la Seine, que Robin avait dirigé pendant près de quinze ans et où il s’était montré le précurseur des « méthodes actives ». On aurait pu attendre davantage de précisions de la part d’un « humaniste » attaché à faire le bonheur du peuple en dehors de tous les dogmes.

Au sein du mouvement ouvrier, au début du XXe siècle, seuls quelques anarchistes suivirent Robin et Humbert en soutenant que la planification sexuelle pouvait contribuer à résoudre la question sociale. Mais le principal leader français des libertaires, Jean Grave, le fidèle de Kropotkine qui rompit avec Robin à cause du malthusianisme, se montre très critique à l’égard des militants de Régénération. Les francs-maçons ne les appuyèrent pas non plus, contrairement à une légende tenace. Quelques loges seulement prêtèrent leur concours au frère Robin avant que celui-ci ne soit exclu du Grand Orient pour avoir adhéré à une loge mixte.

Le 24 septembre 1911, s’ouvrit à Dresde, dans le cadre d’un congrès international d’Hygiène, le quatrième congrès néo-malthusien. Il se tint durant trois jours et rassembla de nombreux médecins européens venus jusque de Russie. Nouvellement rendu à la liberté, Humbert n’avait pu y aller.

G. Giroud présenta le mouvement français et signala les persécutions subies par ses militants. L’Allemagne de Guillaume II se montrait beaucoup plus libérale. « Dans un pays monarchique, écrivit Humbert, dans les locaux d’une exposition patronnée par le gouvernement saxon, il a été possible de discuter en toute franchise, scientifiquement, les divers points de la doctrine néo-malthusienne, d’aborder, notamment, l’étude des moyens pratiques de préservation anticonceptionnelle. Tout cela sans soulever le dédain, les sarcasmes ou la colère des adversaires du néo-malthusianisme. La presse allemande a consacré au congrès des comptes-rendus sérieux, dénués d’ironie, de méchanceté, de pruderie et de mouchardage. »

Dans le courant de 1912, Humbert a l’idée de créer à Paris une clinique néo-malthusienne médicale et pharmaceutique qui aurait diffusé tous les moyens contraceptifs dont on disposait alors, le préservatif masculin en caoutchouc mais aussi les différents pessaires déjà prévus en quatre tailles. Il aurait fallu 5000 francs – 260 000 francs actuels – pour se procurer le local et le stock d’objets, et Humbert n’en recueillit que 263…

C’est dans le numéro d’octobre 1912 que Génération consciente fait part de la mort de Robin. En 1910, la revue Les Hommes du jour, sous la signature de Victor Méric, lui avait consacré plusieurs pages avec son portrait en couverture, presque un hommage nécrologique. Anachorète de tempérament, végétarien, anti-alcoolique et non-fumeur, Robin vivait depuis plusieurs années avec ses souvenirs, la photographie de Varlin – un héros de la Commune figurant parmi les fondateurs de la Ie Internationale – toujours sur sa table de travail en bois blanc. Rencontrant un de ses anciens camarades de l’Ecole normale au mois de juillet 1912, il lui avait confié son intention prochaine de se suicider. Ce qu’il fit en s’empoisonnant le 1er septembre. Paul Robin fut incinéré au columbarium du Père-Lachaise. Après avoir pris sa décision de mourir volontairement, il avait distribue ses livres et ses appareils à des groupements capables d’en profiter : la CGT hérita d’une édition de l’Encyclopédie de Diderot et Sébastien Faure, d’une petite imprimerie pour les enfants qu’il avait recueillis dans sa fondation de la Ruche.

Comme l’a écrit son gendre, Gabriel Giroud, « Robin fut le premier parmi les socialistes et les libertaires de toutes les écoles qui ait indiqué aux prolétaires la valeur émancipatrice, révolutionnaire et pacifique à la fois, d’un contrôle sur la natalité ». Homme d’action, il a toujours su être didactique et pratique : Margaret Sanger, qui oeuvrera à la libération des femmes américaines, saura tirer profit de son exemple.

Dès novembre 1912, les prodromes de la guerre se manifestent ; le lieutenant de réserve Charles Péguy prépare sa cantine avec jubilation tandis qu’Humbert ne croit pas du tout à une « juste guerre » : « Par milliers et par milliers on tuera des hommes de vingt ans. Le moment serait mal choisi pour faire des enfants ! Plutôt que de fournir encore de la chair à mitraille, femmes, refusez vos flancs aux fécondations malheureuses. Que vos étreintes soient stériles ! Pour protester efficacement contre des criminelles hécatombes humaines, faites la grève des ventres ! »

De tels blasphèmes ne peuvent rester impunis. Un mois plus tard, Humbert est de nouveau arrêté et incarcéré à la Santé mais cette fois mis au régime de droit commun. Il fallut se battre pour que son énième délit de presse le fasse bénéficier du régime politique. Lors de ce deuxième séjour au « paradis de la détention » – c’est Jeanne qui l’a écrit – Humbert rencontra Maurice Pujo, le chef des Camelots du roi, et un jeune homme qui payait de quelques mois de détention le fait d’avoir giflé Aristide Briand avenue des Champs Elysées. A cette époque étonnante, on pouvait encore approcher les hommes politiques.

L’emprisonnement d’Humbert dura jusqu’en juin 1913 sans que le mouvement en fût affecté. Les conférenciers partent en province ; le journal paraît régulièrement, des milliers d’exemplaires de propagande sont expédiés ; la vente des objets de préservation continue. Rue de la Duée, où Jeanne réside en permanence, l’absence du patron ne se fait pas sentir tant ses amis et son équipe restent fidèles à son esprit.

Profondément hostile au militarisme et à la guerre, Humbert savait depuis longtemps la décision qu’il prendrait au cas où celle-ci serait déclarée. Ni en fait ni par consentement moral, il n’acceptait de participer à la tuerie généralisée qui se préparait. C’est pourquoi il s’était très tôt constitué un petit « trésor de guerre » pour subsister dans le pays étranger qu’il choisirait comme refuge en cas de mobilisation générale : il devait en effet rejoindre le fort de Dongermain, sur la frontière lorraine.

Le 30 juillet 1914, en compagnie de Jeanne, Humbert se promène sur les boulevards, de la République à l’Opéra, mêlé à une foule compacte qui guettait les ultimes nouvelles internationales aux abords des grands journaux et des écrans lumineux. De temps à autre, retentissaient quelques cris, « A bas la guerre », vite étouffés sous les coups de matraque des sergents de ville.

Aucun espoir de sursaut populaire n’était plus permis. En rentrant rue de la Duée, Humbert dit à Jeanne : « Je pars demain. Si la guerre éclate, ce que je crois certain, tous marcheront ! » Il ne se trompait pas, la déroute du mouvement ouvrier devant le militarisme fut aussi complète que possible, jamais Déroulède n’en aurait espéré tant. Les vestes rouges se révélèrent doublées de tricolore et Jules Guesde devint ministre d’Etat. Les ouvriers fournirent avec enthousiasme la chair à canon tandis que les universitaires « socialistes », pris au piège de l’histoire événementielle qu’ils affectaient naguère de mépriser, engageaient leur plume au service de la Défense nationale aux côtés de leurs ennemis de la veille, un Barrés ou un Bourget.

Humbert expédia le 77e et dernier numéro de Génération consciente à ses abonnés, il paya les employés et boucla sa valise. Il avait décidé de se rendre à Barcelone où résidait son ami Luis Bulffi, un Catalan qui dirigeait aussi une revuenéo-malthusienne, Salud y Fuerza, depuis de nombreuses années. Dans cette ville industrielle, les anarchistes occupaient des positions très fortes. En cours de voyage, à Limoges, Humbert apprit l’assassinat, par un Camelot du roi, du chef du parti socialiste, Jean Jaurès, le seul homme qui aurait pu faire reculer la guerre.

Jeanne restait à Paris avec Eugénie de Bast mais il n’était plus question de reprendre l’action néo-malthusienne sous quelque forme que ce fût. On allait bientôt donner des permissions aux soldats pour qu’ils accomplissent leur devoir conjugal et leurs unions ne devraient pas être stériles. Les amis du couple sont partis au front – très peu, à l’exception de Manuel Devaldès qui passera en Grande-Bretagne, auront le courage de déserter – ou, comme Almeyreda, ont choisi d’entonner le péan de l’Union sacrée. Gabriel Giroud, non mobilisable, n’a pas renoncé et il attend son heure. A vingt-quatre ans, privée de celui qui avait structuré sa vie jusque-là chaotique, Jeanne n’aura de cesse quelle ne le rejoigne. Elle va très vite s’y risquer.

Roger-Henri Guerrand, Francis Ronsin