« Une nouvelle contraception », par Elodie Serna

(Extrait de Élodie Serna, Opération vasetomie. Histoire intime et politique d’une contraception au masculin, pp. 21-29, Editions Libertalia, 2021)

UNE NOUVELLE CONTRACEPTION

Parce qu’elle est peu pratiquée en France, la vasectomie peut y sembler une technique chirurgicale récente. Elle est pourtant déjà vieille de plus de cent trente ans. Son premier usage clinique remonte à 1885, lorsque le chirurgien et urologue français Félix Guyon commence à l’employer pour soigner l’hypertrophie prostatique[1]. Il est le premier au monde à le faire et, à sa suite, de nombreux chirurgiens français et étrangers la pratiquent en alternative à la castration d’ordinaire employée pour traiter cette pathologie. À la même époque, la gynécologie expérimente diverses méthodes de ligature, obstruction et inflammation des trompes de Fallope. À la toute fin du XIXe siècle, la vasectomie comme les stérilisations féminines quittent cependant le seul champ de la thérapie. Sous l’effet du néomalthusianisme – qui vise à limiter les naissances –, de l’eugénisme – qui vise à en améliorer la qualité –, puis de nouvelles théories médicales qui lui prêtent de nombreux effets bénéfiques, la vasectomie gagne progressivement de nombreux partisans. À l’ombre de ses promotions ostensibles, elle apparaît aussi comme une nouvelle méthode de contraception. Comment cette même opération est-elle alors perçue dans ces différents aspects ? L’articulation de ces différents usages dans les années 1920 et 1930 montre que la vasectomie n’est pas qu’affaire de chirurgie.

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LA STÉRILISATION COMME RÉPONSE À LA QUESTION SOCIALE

En 1913, les Éditions néomalthusiennes font paraître une brochure intitulée Essai sur la vasectomie. Stérilisation de l’homme indolore et sans diminutions des facultés viriles. Elle est signée G. Hardy, de son vrai nom Gabriel Giroud, auteur réputé du guide Moyens d’éviter la grossesse qui a été distribué sous le manteau à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires. Avec cet Essai, Giroud signe le premier objet de propagande en faveur de la vasectomie à visée contraceptive. Cette brochure d’une vingtaine de pages s’ouvre sur la publicité du livre du Dr George Drysdale, La Pauvreté. Sa seule cause, son seul remède sous-titré Malthusisme et néo-malthusisme. Avec des vues sur la question sexuelle, l’amour libre, la suppression du mariage, du célibat, de la prostitution, de la guerre. Le programme s’annonce révolutionnaire pour l’époque. L’Essai lui-même s’entame sans demi-mesure sur la constatation que l’idée « d’enrayer la multiplication des dégénérés et anormaux de toutes sortes » ne trouverait plus guère d’opposants. Mais se débarrasser de leur potentielle descendance ne saurait constituer un remède suffisant et ce n’est pas que du seul point de vue eugéniste qu’Hardy se place :

À quoi sert, je le demande, de châtrer, de stériliser les anormaux, les tarés, syphilitiques, tuberculeux, idiots, déments, etc., si la descendance des sains, des normaux, est vouée, par une multiplication exagérée, à la lutte pour l’existence, à la guerre sociale, aux inégalités, aux vices, à la misère, à la maladie, à la folie, à la dégénérescence, à toute la série des tares dont on souhaite la disparition ?

La qualité des uns et la quantité des autres apparaissent ici fondamentalement liées. Ainsi, bien que la vasectomie soit déjà un procédé connu, Giroud veut aussi « inciter les médecins à rechercher de nouveaux sujets, à faire de nouvelles expériences ». Autrement dit, l’opération pourrait devenir une méthode contraceptive ordinaire, une alternative aux moyens disponibles mais difficilement accessibles (préservatif, diaphragme, pessaire, cape cervicale, contraceptifs chimiques divers, éponge vaginale) ainsi qu’au retrait, la méthode la plus couramment employée et qui nécessite l’implication active des hommes :

[…] Tout homme qui craindra d’appeler au monde des dégénérés, des malheureux, tout homme qui jugera avoir son lot suffisant de rejetons, qui aura pitié des souffrances féminines, auquel répugnera le recours aux prostituées, ou les vertus immorales, néfastes et malpropres de l’abstinence, tout homme qui trouvera pénibles ou déplaisants les procédés d’hygiène intime pourra, sans diminution de ses facultés viriles, sans abandon de voluptés saines, légitimes, nécessaires à l’harmonie physiologique du corps, se faire vasectomiser.

Prônée ici pour des raisons « individuelles, familiales, économiques, sociales, en même temps et par là véritablement eugéniques » à la veille de la Première Guerre mondiale, la vasectomie à visée contraceptive semble ne pouvoir trouver sa légitimité que dans l’ambition de résoudre la question sociale.

Les fondements néomalthusiens

Dans le premier tiers du XXe siècle, Giroud compte parmi les principales figures du néomalthusianisme. Cette doctrine, fondée sur la théorie économique que le pasteur anglican Thomas Malthus expose dans son Essai sur le principe de la population (1798), considère qu’il faut restreindre la reproduction en raison d’une augmentation plus rapide de la population que des subsistances. Giroud résume ainsi : « Les entrailles de la terre sont moins fécondes que celles des femmes. » Appelant à limiter « le nombre de convives au banquet de la vie » pour éradiquer la pauvreté, Malthus fait du contrôle des naissances un outil de gestion sociale. Mais tandis qu’il ne prescrit que l’abstinence, son analyse est reprise par des détracteurs de la morale bourgeoise qui promeuvent le recours aux moyens anticonceptionnels. Ce sont, dès les années 1820, des radicaux anglais et états-uniens qui, à l’opposé de Malthus, s’affirment comme des « amis des classes laborieuses[2] » (Francis Place, Richard Carlile, Robert Dale Owen, Charles Knowlton et plus tard George Drysdale, l’auteur de La Pauvreté), puis à partir des années 1870 des mouvements organisés sous la bannière néomalthusienne.

À la fin du XIXe siècle, le contrôle des naissances est entré dans les mœurs en Europe occidentale et en Amérique du Nord. La baisse de la fécondité a été plus précoce et plus marquée dans les classes aisées et la famille y est devenue une entité rationalisée – avec une séparation nette des sphères publique et domestique, une exaltation de la maternité et de nouvelles stratégies de reproduction sociale. L’industrialisation, les concentrations urbaines, la paupérisation du prolétariat, l’entrée des femmes dans le salariat ont aussi amené à une restriction des naissances dans les classes populaires, mais l’impossibilité de se procurer des moyens contraceptifs demeure un problème majeur. Les femmes sont contraintes de recourir massivement à des avortements clandestins et nombreuses sont celles qui en meurent. Dans ces conditions, les néomalthusiens se saisissent des théories de Malthus avec deux perspectives convergentes : d’une part limiter la reproduction de la force de travail pour raréfier la main-d’œuvre et obtenir de meilleurs salaires ; d’autre part améliorer les conditions de vie, de santé et d’éducation des prolétaires en soulageant les femmes de naissances trop nombreuses. De ce fait, leurs analyses se concentrent davantage sur les conditions de reproduction d’un prolétariat considéré comme surnuméraire que sur le rapport d’exploitation qui le produit. Elles engagent à l’adoption d’une nouvelle éthique sexuelle comme stratégie de lutte de classe pour abolir la pauvreté, et avec elle le chômage, la criminalité, la délinquance, les taudis, etc. Giroud le résume dans son Essai sur la vasectomie par cette formule : « La question sociale s’identifie avec la question sexuelle. »

La première association néomalthusienne est fondée à Londres en 1877. Le néomalthusianisme se diffuse ensuite en Europe et des groupes se créent progressivement pour promouvoir la limitation des naissances en diffusant des ouvrages sur la sexualité et la contraception, en tenant des revues ou en organisant des conférences. Ils visent particulièrement la classe ouvrière et dénoncent l’accaparement du savoir et des techniques de contraception par les classes aisées. Des ligues se constituent – notamment en Suède (1880), aux Pays-Bas (1881), en Allemagne (1892), en France (1896), en Espagne (1904), en Belgique (1905), en Suisse (1908) –, qui se coordonnent au niveau international lors de huit congrès entre 1900 et 1930[3]. Le premier congrès, qui se tient à Paris en 1900, donne lieu à la fondation d’une Fédération universelle de la Régénération humaine. Dix ans plus tard un Bureau international néomalthusien est créé.

Gabriel Giroud fait partie de la Ligue française, également appelée Régénération humaine. Il est le disciple (et le gendre) du libertaire Paul Robin, qui a importé le néomalthusianisme en France et l’a ardemment défendu dès les années 1870. Giroud participe aux travaux de Régénération puis à ceux d’autres groupes néomalthusiens auprès d’Eugène et Jeanne Humbert, Marie Huot, Nelly Roussel et Madeleine Pelletier. Ses guides pour la contraception sont des ouvrages de référence dans le premier tiers du siècle. Proche de l’anarchiste Sébastien Faure, il est également investi dans le mouvement pour l’école moderne et libertaire et dans la cause pacifiste.

Giroud assiste à plusieurs congrès néomalthusiens, dont ceux de 1910 et 1911. À La Haye, il est enthousiasmé par une communication du Dr Johannes Rutgers sur la vasectomie qui expose les détails du procédé et suggère des opérations gratuites « sur tous les tarés qui le désirent ». Médecin généraliste à Rotterdam, pionnier de la sexologie aux Pays-Bas, figure majeure de la Ligue néomalthusienne néerlandaise, libre-penseur et socialiste antiautoritaire, Rutgers est, après la première femme médecin des Pays-Bas Aletta Jacobs, l’un des rares à proposer des consultations pour la contraception dès les années 1890, puis le premier à organiser un réseau de services de contrôle des naissances. Eugéniste convaincu, il est aussi l’auteur du livre Amélioration de la race et limitation consciente (1905). L’année suivante, Giroud assiste au congrès de Dresde où la stérilisation est à nouveau discutée, à partir d’une communication du Dr Hermann Rohleder, un urologue allemand spécialiste de médecine sexuelle qui est le fondateur de la Société de lutte contre la surpopulation en Allemagne et, avec le célèbre Magnus Hirschfeld, de la toute première société de sexologie, la Société médicale de sexologie et d’eugénisme.

À l’image de l’hétérogénéité des profils de Giroud, Rutgers et Rohleder, le néomalthusianisme est un mouvement pluriel dans lequel on trouve aussi bien des socialistes, des anarchistes, des médecins réformateurs que quelques industriels philanthropes. Alors que la plupart des mouvements féministes bourgeois se détournent des questions de contraception et d’avortement, les néomalthusiens font de la restriction des naissances, et donc de l’accès aux moyens de contraception, la condition fondamentale de la transformation sociale. Les femmes engagées dans la lutte néomalthusienne s’affirment pour la maternité consciente (comme Aletta Jacobs aux Pays-Bas) ou plus radicalement pour la maternité libre (comme Helene Stocker en Allemagne), voire contre la maternité (comme Madeleine Pelletier en France). La vasectomie ne fait pas partie de leurs priorités et ce sont plutôt des hommes qui la promeuvent.

Aux États-Unis, bien que défendue dès le XIXe siècle (notamment par les anarchistes Moses Harman, Ezra et Angela Heywood et la féministe Ida Craddock), la limitation des naissances ne s’est pas organisée sous la bannière du néomalthusianisme. Après avoir assisté au congrès de 1900, Emma Goldman promeut la régulation des naissances mais n’adhère pas à la doctrine économique du néomalthusianisme :

Si les masses populaires continuent à être pauvres et que les riches s’enrichissent de plus en plus, ce n’est pas parce que la terre manque de fertilité et de richesse pour répondre aux besoins d’une race excessive, mais parce que la terre est monopolisée entre les mains de quelques-uns, à l’exclusion du plus grand nombre[4].

À partir de 1912, le mouvement pour le contrôle des naissances (birth control) est étroitement lié au nom de Margaret Sanger. Troquant les références socialistes pour l’eugénisme à la fin des années 1910, Sanger est le symbole d’une captation de l’ensemble des questions de reproduction et de contraception après la Première Guerre mondiale : l’eugénisme prévaut et détermine le cadre dans lequel la stérilisation peut être envisagée.

[…]

Élodie Serna


1. Sheynkin Yefim, « History of vasectomy », Urologie clinics of North America, 2009, vol. 36, n°3, p. 285-294.

2. McLaren Angus, « Contraception and the working classes : the social ideology of the English birth control movement in its early years », Comparative Studies in Society and History, vol. 18, n°2, 1976, p. 236-251.

3. À Liège en 1905, La Haye en 1910, Dresde en 1911, Londres en 1922, New York en 1925, Genève en 1927 et Zurich en 1930.

4. Goldman Emma, « The social aspects of birth control », Mother Earth, n° 11, 1916, p. 468-475.


Écouter

Élodie Serna à la bibliothèque du planning familial de Corrèze pour la présentation de son livre « Opération vasectomie (…) » (Juin 2021) : http://radiovassiviere.com/2021/07/03-juillet/

Élodie Serna, Daniel Aptekier-Gielibter : « Contraception : où sont les hommes ? »
(Bibliothèque municipale de Lyon – 30/11/2021)
https://www.bm-lyon.fr/spip.php?page=video&id_video=1264