« Trop d’humains sur Terre ? La grève des ventres au XIXe siècle » (France Culture)

3e épisode de la série « 8 milliards d’humains, quelle histoire ! » diffusée sur France Culture en Novembre 2022 (https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-8-milliards-d-humains-quelle-histoire)

Trop d’humains sur Terre ? La grève des ventres au XIXe siècle

Mercredi 16 Novembre 2022

Au XIXe siècle, les néomalthusiens diffusent leurs idées révolutionnaires de contrôle des naissances et promeuvent l’éducation sexuelle, les moyens contraceptifs, et l’avortement. Sont-ils responsables du déclin de la natalité française ?

Avec

  • Éric Hello Docteur en histoire et en philosophie des sciences
  • Sandra Brée Chargée de recherche en démographie historique, historienne de la famille et des populations au CNRS

Dans le journal Le Parisien, le 5 octobre 1892, il est question d’une conférence donnée par Marie Huot à la Société de géographie : « Ne reproduisez plus, disait Mme Huot tandis que Malthus voulait simplement qu’on se reproduisît moins, la différence est grande ; Mme Huot est restée sur sa première impression, à treize ans elle pensait déjà que Malthus avait raison. Je ne crois pas à la fin du monde parce que cette aspiration à la maternité domine tous les raisonnements ; on rencontre quelquefois des femmes rebelles, mais l’instinct les rappelle immédiatement à leur fonction principale. » Réduire la femme à une fonction reproductrice, voilà une vision patriarcale contre laquelle s’insurgent les néomalthusiens !

Malthusianisme et néomalthusianisme

Le néomalthusianisme est un courant de pensée antinataliste inspiré par la pensée du pasteur anglican Thomas Malthus, qui imagine dès le XVIIIe siècle un modèle de contrôle des naissances fondé sur le constat du décalage entre la limite des ressources naturelles et la croissance démographique illimitée de l’humanité.

Pour y parvenir, et contrairement à Malthus, les néomalthusiens ne défendent pas la chasteté ou moral restreint, mais encouragent l’activité sexuelle, dont ils considèrent qu’elle fait partie du bonheur humain auquel tout individu a le droit d’aspirer. Ils préconisent en revanche l’information de la population quant à l’anatomie humaine et au fonctionnement des organes reproductifs, l’usage de moyens contraceptifs, et le recours à l’avortement quand cela s’avère nécessaire.

Les néomalthusiens se démarquent par ailleurs de la pensée réactionnaire de Malthus, qui voit dans l’instauration du contrôle des naissances un moyen d’empêcher la dangereuse prolifération des classes populaires. Les chefs de file du néomalthusianisme, parmi lesquels Paul Robin, voient au contraire dans leur mouvement un moyen d’émanciper les classes populaires, et de leur permettre de ne mettre au monde un enfant que si les conditions sont réunies pour qu’il soit nourri, éduqué et soigné aussi bien que possible. Les néomalthusiens défendent à travers ce principe un idéal humaniste, qui vise à éviter la misère des classes ouvrières, et participe aussi de la libération de la femme, qui ne doit pas avoir pour seul destin ou pour destin forcé de devenir mère. Plusieurs militantes féministes, comme Madeleine Pelletier, première femme médecin psychiatre de France, rejoignent ainsi leurs rangs. Éric Hello, professeur de philosophie, souligne que les néomalthusiens constatent que « dans la bourgeoisie, la restriction volontaire des naissances est pratiquée et il leur semble injuste que ce soient les classes laborieuses et les femmes qui aient à subir le poids de naissances nombreuses, alors qu’ils auraient besoin, pour leur émancipation, de pouvoir réguler un peu tout cela. C’est pour cette raison qu’ils vont créer leur expression de « grève des ventres » et qu’ils veulent mettre fin à cette production de « chair à canon » et de « chair à patron » en disant que la natalité nombreuse ne profite qu’à une partie de la population et ne concerne aussi qu’une partie de la population. »

Les néomalthusiens appellent en effet à la « grève des ventres », afin de cesser de recomposer sans cesse le contingent de « chair à patron », « chair à canon », « chair à plaisir », tristes destinées – l’usine, la guerre ou la prostitution – réservées aux enfants des prolétaires. Pour diffuser leurs idées, les néomalthusiens publient des brochures et des journaux et organisent des réunions et des conférences. La Ligue de la régénération humaine, fondée en 1896 par Paul Robin, imprime notamment le journal Régénération, qui contribue à faire connaître les thèses néomalthusiennes. Sandra Brée , chargée de recherche en démographie historique, évoque notamment les moyens employés pour éviter certaines naissances au XIXe siècle : « Le recul de l’âge au mariage est déjà un frein à la natalité : si on se marie tard et que l’on n’est pas censé avoir de relations sexuelles avant le mariage, la période de fécondité se réduit. Cependant, le déclin de la fécondité en France, et spécialement à Paris, ne peut pas être uniquement lié à ça. Il y a donc des méthodes plus efficaces : la première est l’abstinence, notamment dans les milieux bourgeois où l’on fait chambre à part. En démographie, on mesure ce qu’on appelle soit une contraception d’arrêt, soit un espacement des naissances. Au XIXe siècle, c’est plutôt une contraception d’arrêt, c’est-à-dire que l’on a le nombre d’enfants a priori désiré. Cependant, il y a des accidents, donc il y a des enfants qui arrivent un petit peu plus tard. »

Un mouvement eugéniste… ?

Les néomalthusiens ont souvent été accusés d’eugénisme, car ils défendent en effet une eugénique dite positive, qui consiste à favoriser les formes souhaitables du vivant, c’est-à-dire les enfants nés dans un environnement favorable. On trouve souvent sous leur plume l’expression « tarir la source », qui exprime bien la nécessité qu’il y a selon eux à anticiper pour éviter l’accroissement des naissances, mais le néomalthusianisme ne vise ni à la manipulation génétique ni à la suppression de personnes jugées indésirables. Influencés par la pensée du naturaliste Jean-Baptiste Lamarck, les néomalthusiens français croient en une influence de l’environnement sur le développement des individus, qui inhibe ou actualise leur potentiel.

La riposte des natalistes

Dans un contexte de tensions nationalistes et de rivalité avec la Prusse voisine, alors qu’éclate la guerre de 1870 puis la Première Guerre mondiale, les thèses des néomalthusiens apparaissent bien vite dangereuses. Les pouvoirs publics voient en effet dans l’accroissement de la population la garantie de la puissance nationale et du renouvellement de l’armée. Le néomalthusianisme est considéré comme contraire aux intérêts de la nation en temps de guerre. Les milieux catholiques sont également vent debout contre les thèses néomalthusiennes. La loi du 31 juillet 1920 vient mettre un sérieux coup d’arrêt aux activités des militants néomalthusiens, car elle interdit toute propagande antinataliste, toute publication, vente, diffusion, publicité, information sur la question de la fécondation et des procédés anticonceptionnels.

Malgré la sévérité de cet arrêt, qui semble le postuler, il est difficile de savoir si la propagande néomalthusienne a réellement eu un effet sur la natalité et la fécondité françaises, mais il faut néanmoins noter que la démographie française connaît un moment de transition tout au long du XIXe siècle, qui se manifeste notamment par une baisse de la natalité. Les démographes avancent plusieurs hypothèses pour expliquer ce déclin, qui est précurseur en Europe. L’industrialisation, l’urbanisation et la déchristianisation de la société ont été des facteurs déterminants, et permettent sans doute d’expliquer cette spécificité française.

Pour en parler

Sandra Brée est chargée de recherche en démographie historique et historienne de la famille et des populations au CNRS. 
Elle a notamment publié :

  • The Impact of World War I on Marriages, Divorces, and Gender Relations in Europe (co-écrit avec Saskia Hin, Routledge, 2020)
  • Paris l’inféconde. La limitation des naissances en région parisienne au XIXe siècle (INED, 2017)

Éric Hello est chercheur en épistémologie et histoire des sciences et des techniques. Il est enseignant de philosophie.
Il a soutenu sa thèse en 2016 : Les néomalthusiens français et les sciences biomédicales (1880-1940).

Références sonores

  • Archive sur la révolution industrielle et la mécanisation, ORTF, 1953
  • Lecture par Alain Rimoux d’un texte de Paul Robin sur les femmes, France Culture, 1990
  • Lecture par Alain Rimoux du roman Fécondité d’Émile Zola, France Culture, 1990
  • Archive sur le contrôle des naissances dans les familles nombreuse en 1960, France 2, 2010

Générique de l’émission : Origami de Rone


Écouter l’épisode (avec des réserves) (58 min) : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-cours-de-l-histoire/trop-d-humains-sur-terre-la-greve-des-ventres-au-xixe-siecle-6019587


En lien (avec des réserves) : « Un ventre au service de la nation » https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/entendez-vous-l-eco/un-ventre-au-service-de-la-nation-3566720