« Nelly Roussel », par Elinor Accampo

(Extrait de Christine Bard (dir.) et Sylvie Chaperon (coll.), Dictionnaire des féministes. France XVIIIe – XXIe siècles, PUF, 2017)

ROUSSEL NELLY Née le 5 janvier 1878 à Paris (XIIe arr.), décédée le 22 décembre 1922 au Sanatorium de Buzenval à Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine).

L’idée que les femmes ont le droit de poursuivre un épanouissement personnel – un bonheur individuel – sans tenir compte de leur statut social, marital ou maternel et celui de refuser les douleurs physiques est centrale dans la philosophie féministe de Nelly Roussel. Bien que ces concepts ne soient pas totalement étrangers à la culture républicaine française contemporaine, ils perturbent profondément les idées que la IIIe République se fait des femmes. Un proche de Nelly Roussel la nomme très justement « une contemporaine de l’avenir » car, bien plus moderne que d’autres féministes de son époque, elle anticipe la deuxième vague des années 1970 en considérant la contraception comme le premier pas vers l’émancipation des femmes, tant au niveau privé que public.

Il est difficile d’imaginer un féminisme aussi peu conventionnel chez une femme d’éducation conservatrice comme Nelly Roussel. Née dans une famille bourgeoise parisienne, elle reçoit une éducation religieuse traditionnelle qui insiste sur la modestie et le sacrifice féminin, elle embrasse passionnément le catholicisme et ses rituels. Son grand-père, cependant, lui inculque un certain sens de l’indépendance en cultivant son amour de la lecture, des pièces de théâtre et de la comédie. En 1893, ses parents nourrissent malgré eux sa sensibilité féministe naissante quand ils lui interdisent de poursuivre une éducation au-delà de l’âge de 15 ans, âge où « les honnêtes filles » terminent leurs études. Cette interdiction engendre sa première prise de conscience sur « l’injustice » et elle l’analyse rétrospectivement comme une « castration ». La perte tragique de son père l’année suivante aggrave sa situation ; sa mère se marie peu après à un ingénieur naval fortuné qui impose des règles strictes au sein du foyer. Nelly Roussel réagit violemment quand ils détruisent ses ambitions de devenir actrice professionnelle ; elle trouve refuge auprès de son grand-père et de sa bibliothèque.

À l’âge de 20 ans, Nelly Roussel pense qu’elle ne se mariera jamais, convaincue qu’aucun homme ne sera capable de comprendre sa « folie », mot que sa famille et ses amis utilisent pour décrire son féminisme grandissant. Mais en 1898, elle tombe amoureuse de son futur époux, Henri Godet. Il n’est certainement pas le mari que la famille bourgeoise et conventionnelle de Nelly Roussel imagine. De quinze ans son aîné, Henri Godet est un sculpteur franc-maçon passionnément anticlérical et ardent dreyfusard. Il était également le fils d’un Communard et d’une mère juive. Dans le climat antisémite qui règne en ce temps de l’affaire Dreyfus, ce mariage scandalise la famille de Nelly Roussel.

La jeune femme rejoint une loge maçonnique mixte, la Grande Loge symbolique écossaise, connue pour ses tendances anarchistes, socialistes, féministes et néo-malthusiennes, et qui compte parmi ses membres Louise Michel et Madeleine Pelletier. Grâce à cette loge, Nelly Roussel commence à donner des conférences à l’université populaire où elle comprend non seulement qu’elle peut utiliser sa passion pour le théâtre dans le cadre de ses déclarations publiques, mais surtout que ce rôle d’orateur public est un moyen efficace de promotion des idées féministes.

Si le mariage libère Nelly Roussel et lui permet de poursuivre ses ambitions, sa grossesse, qui débute peu après son mariage, la confronte aux réalités de la féminité, à laquelle elle avait prêté peu d’attention jusqu’alors mais qui va donner pourtant une nouvelle tournure à son féminisme. Après trois mois de grossesse, elle se sent profondément perturbée par sa nouvelle condition et s’inquiète non seulement de la douleur de l’accouchement mais également de sa capacité à élever ses enfants. Craignant que la maternité ne diminue sa récente liberté et son indépendance, elle confesse dans ses écrits personnels la « grande révolte » ressentie contre « le destin de la Femme ». La naissance de sa fille Mireille en 1899 confirme ses peurs sur l’accouchement. Dès lors, elle combat la conception catholique de la douleur de l’accouchement vue comme la conséquence inévitable, nécessaire et rédemptrice de la sexualité féminine. Quinze mois plus tard, elle tombe à nouveau enceinte. La naissance de son second enfant, André, en 1901 est non seulement douloureuse mais également tragique – elle frôle la mort et reste malade pendant des mois. Bien pire encore est la mort d’André, quatre mois et demi après sa naissance, qui enfonce Nelly Roussel encore plus profondément dans la maladie et la dépression.

Ces expériences attirent son attention sur la détresse des femmes en tant que mères. Au même moment, elle rencontre Paul Robin qui influence manifestement son engagement. Paul Robin a fondé le mouvement néo-malthusien : il dirige la Ligue de la régénération humaine, qui milite pour la contraception et l’émancipation des femmes – particulièrement leur émancipation sexuelle. Son idéologie néo-malthusienne donne à Nelly Roussel un moyen « scientifique » de relier la question des droits dans la reproduction et ses sentiments personnels concernant la maternité. Elle permet de contester les notions acceptées sur la « nature » de la maternité et d’incorporer le périlleux domaine de la sexualité féminine à son féminisme. L’idée de Paul Robin que les femmes ne pourront atteindre leur émancipation qu’en contrôlant leur fécondité et qu’un tel contrôle est fondamental pour le bien-être de l’humanité tout entière influence profondément Nelly Roussel.

Cette influence la place dans une situation délicate car la majorité des féministes sont opposées à la contraception et à l’émancipation sexuelle des femmes ; elles rejettent principalement sa rhétorique trop explicite. Des délégués au congrès féministe international de 1896 expriment ouvertement leur hostilité envers Paul Robin lors d’une conférence qu’il donne, et le congrès féministe de 1900 affirme que la maternité est la fonction première des femmes. Même Henri Godet qui a présenté Nelly Roussel à Paul Robin, s’inquiète pour la réputation de son épouse.

Nelly Roussel, cependant, continue sa collaboration avec des féministes plus conventionnelles. Elle publie dans La Fronde de Marguerite Durand et milite à l’Union fraternelle des femmes (UFF), où elle trouve un soutien enthousiaste. Mais elle commence également à publier dans le journal de Paul Robin, Régénération. « Amour fécond, amour stérile » : son premier article fait référence à la maternité comme une « mission de sacrifice » et veut légitimer le désir sexuel féminin : « la gloire de l’enfantement revient moins à la créatrice douloureuse et meurtrie qu’à l’heureux père dont toute la tâche s’est bornée dans l’œuvre commune, à quelques instants de plaisir. Il y a là une injustice criante des mœurs et des lois… Mais c’est une injustice aussi que le mépris d’un amour que ne couronne point l’enfant. Aux yeux de quelques fanatiques qui professent, comme une religion nouvelle… le culte aveugle de la Nature… l’amour stérile n’est point laid, ni coupable !… l’Amour, source de joie, source d’ardeur, ne produit pas que des œuvres de chair… Il est temps que la vieille doctrine de l’Église, qui place la créature humaine entre les souffrances de la chasteté absolue et celles de la fécondité sans limites… aille rejoindre… toutes les idées de contrainte et servitude qu’a balayées le souffle de révolte ! »

Cette citation rend bien le ton tant écrit que parlé de Nelly Roussel. Depuis 1903, sa carrière d’oratrice publique prospère. Toujours inquiet que Nelly Roussel se ridiculise avec sa rhétorique néo-malthusienne, Henri Godet encourage sa femme à éviter les références explicites à l’émancipation sexuelle et aux méthodes contraceptives. Elle accepte de discuter des questions morales entourant la maternité et adopte le terme de « liberté de maternité » pour promouvoir une maternité « consciente et volontaire » ainsi que le droit des femmes à choisir leur propre destinée. Elle développe un message plus subversif que le simple droit à la contraception ; elle cherche à détacher la douleur de l’accouchement et le fardeau de la maternité du diktat de la nature. En reconnaissant les différences morales et physiques entre les sexes, Nelly Roussel refuse de faire de la biologie le fondement de l’identité de genre. Selon elle, la nature humaine transcende la « nature » biologique ; si les lois empêchent les femmes d’accéder à leur citoyenneté, ce sont aussi les systèmes légaux qui définissent ce qui est naturel ou non. La science et l’éducation pourraient éliminer les préjudices sociaux sur lesquels la loi se fonde. La maternité, avance Nelly Roussel, n’est pas un produit inévitable de la nature ; elle constitue plutôt un travail productif qui contribue à la civilisation, et devrait de ce fait être financièrement compensée.

Nelly Roussel veut transformer les idées reçues tant religieuses que séculières sur la douleur féminine, spécialement l’accouchement. Selon elle, les femmes peuvent se libérer de cette douleur grâce à la contraception et à l’accouchement médicalisé. Elle lie la souveraineté corporelle au développement complet de l’humain et à la possibilité de prétendre à la citoyenneté à une époque où les droits civils et politiques des femmes sont encore niés. Une autogestion complète implique également le droit au plaisir sexuel en tant que fin. En liant les droits sur la reproduction à la citoyenneté, Nelly Roussel se distingue du féminisme traditionnel et menace les systèmes de croyances bourgeois qui dominent la IIIe République. En réponse à l’insistance des natalistes qui demandent aux femmes d’enfanter plus pour sauver la nation, elle appelle à une « grève des ventres ».

En 1904, au moment où Nelly Roussel est en train d’étendre ses tournées de conférences aux villes ouvrières de province, Henri et elle échouent ironiquement dans leurs efforts d’éviter une autre grossesse non désirée, ce qu’elle vit comme une « catastrophe ». Elle s’en remet à l’idéologie « scientifique » qu’elle prône et trouve un docteur qui utilise un mélange d’air compressé et d’oxyde de nitrate pour anesthésier la douleur (pratique qui est à la fois expérimentale et hautement inhabituelle dans la médecine française de l’époque et qui peut être dangereuse à plusieurs égards). À l’aide de cette méthode, Nelly accouche sans douleur de son fils, Marcel, qui est immédiatement placé en pouponnière, où il restera pendant deux ans. Nelly Roussel peut retravailler avec toutes ses forces deux semaines seulement après la naissance.

En s’appuyant sur le réseau des associations de libres penseurs, Nelly Roussel part en tournée en France, Belgique, Suisse, Hongrie et Angleterre. Henri Godet lui apporte un soutien logistique : horaires de train, promotion des conférences à l’aide d’affiches et de la presse locale, et fait en sorte qu’elles soient répertoriées et résumées dans L’Action, journal indépendant auquel ils collaborent tous les deux. Il construit également son image publique avec grande minutie : pour tempérer le radicalisme de son message, il met l’accent sur son rôle de mère et d’épouse. Il s’assure, par exemple, que le frontispice dans la première collection publiée de ses conférences, Quelques discours (1907), inclut une photographie de Nelly et Mireille, plutôt qu’une photo de Nelly seule, ce qu’elle aurait pourtant préféré. Ses efforts sont récompensés, puisque la presse la décrit comme une mère et une épouse dévouée.

Aux 250 conférences que Nelly Roussel donne, on peut compter environ de 150 à 2 000 auditeurs. En parallèle, elle écrit, joue et vend plusieurs pièces allégoriques, dont l’une est traduite en russe et en portugais. Son influence s’étend au-delà des milliers de personnes qui viennent l’écouter, 46 journaux parisiens et provinciaux font référence à ses conférences, les critiquent, et publient plus de 200 de ses articles. D’autres articles et essais sont compilés dans deux volumes imprimés, qu’elle vend pendant ses conférences.

Nelly Roussel provoque des réactions considérables partout où elle se rend. Malgré l’audace de sa doctrine féministe, elle a beaucoup d’admirateurs. Parisiens ou provinciaux, paysans ou ouvriers, ses lecteurs et son public l’applaudissent avec enthousiasme. Les femmes en particulier la remercient d’exposer publiquement ce qu’en secret, elles « vivent et souffrent » en tant que mères. Nelly Roussel éblouit son public par sa logique inébranlable mais aussi par sa beauté. Son esprit charismatique, déroutant et rusé, conquiert même certains de ses opposants.

Les adversaires de Nelly Roussel partagent une méfiance commune, sinon une peur, à l’égard de la sexualité féminine. La plupart des féministes s’opposent à sa doctrine parce qu’elles pensent que la séparation de la sexualité et de la reproduction ferait des femmes des objets sexuels et priverait la maternité de sa dignité. Certaines des plus fortes oppositions viennent des hommes de gauche, qui contrent ses arguments avec des théories sur « l’éternel féminin » qui diffèrent peu de celles utilisées par la droite religieuse. Le natalisme et la peur du dépeuplement accentuent l’opposition de la droite envers Nelly Roussel. En 1905, sa conférence sur le « droit à aimer » sans porter d’enfants pousse le sénateur nataliste Edme Piot à lancer une campagne anti-malthusienne au sein du Sénat. Guy de Cassagnac, directeur du journal conservateur L’Autorité, déclare également que la rhétorique utilisée par Nelly Roussel dans ses conférences devrait être interdite ; il la traite de « mégère » qui « insulte la Nature ». Quand il refuse de publier sa réponse, elle porte plainte contre lui pour diffamation. Les deux décisions de la cour (elle fait appel pour la première) donnent raison à Cassagnac : les magistrats trouvent que la lettre de Nelly Roussel défendant la « stérilité volontaire » pour les femmes viole la « loi maternelle et morale de la procréation ». La cour nie explicitement le droit des femmes à avoir une activité sexuelle « sans peur de souffrir ». La persécution des néo-malthusiens commence peu après sous prétexte d’« outrages aux bonnes mœurs ».

Le plus grand adversaire de Nelly Roussel, cependant, est sa santé déclinante. Pendant les douze dernières années de sa vie, elle souffre de problèmes digestifs, d’insomnie, d’anxiété accrue, de dépression et de douleurs menstruelles. Ses symptômes suggèrent qu’elle souffre probablement d’une maladie de Crohn non diagnostiquée. Ses traitements indiquent une neurasthénie, un désordre psychosomatique causé, d’après ses médecins, par une surcharge de travail. Même si, pendant toutes ces années de maladie, elle connaît des périodes d’amélioration de sa santé pendant lesquelles elle est capable de parler en public et d’écrire, la censure pendant la Grande Guerre paralyse encore davantage sa campagne.

En ardente pacifiste, Nelly Roussel se radicalise pendant la guerre et s’éloigne de l’Union fraternelle des femmes. Elle se dévoue au journal La Voix des femmes où elle continue à publier des articles. La paix, cependant, n’améliore pas la réception de son message féministe sur la liberté reproductive. En réponse au néo-malthusianisme et aux pertes humaines provoquées par la guerre, la loi de 1920 est adoptée, interdisant la publicité, la vente et l’évocation publique de la contraception féminine.

Nelly Roussel meurt d’une tuberculose en 1922, peu de temps avant son quarante-cinquième anniversaire – perte tragique non seulement pour sa famille très soudée, mais également pour ses nombreux amis et admirateurs, incluant ceux qui avaient été choqués par ses discours. Avec l’aide de son père, dans les années 1930, Mireille Godet publiera deux recueils posthumes de ses articles qui recevront des critiques positives dans divers journaux et magazines – certains commémorèrent même l’anniversaire de sa mort. La deuxième vague du féminisme se reconnaîtra dans son combat pionnier.

Elinor ACCAMPO (trad. Lucille TOTH)


BMD, Fonds Roussel. – BHVP, Fonds Bouglé.

Par la révolte. Scène symbolique, Paris, 1903. – Quelques discours de Nelly Roussel, Paris, Michel-Bizot, 1907. – Quelques lances rompues pour nos libertés, Paris, V. Giard, 1910. – Pourquoi elles vont à l’église, Paris, c. 1910 (s.l., s.d.). – Paroles de combat et d’espoir : discours choisis, Épône, L’Avenir social, 1919. – Ma forêt, Épône, L’Avenir social, 1921. – Trois conférences, Paris, Marcel Giard, 1930. – Derniers combats. Recueil d’articles et de discours, Paris, L’Émancipatrice, 1932.

ACCAMPO E., Blessed Motherhood, Bitter Fruit. Nelly Roussel and the Politics of Female Pain in Third Republic France, Baltimore, HUP, 2006. – ARMOGATHE D. & ALBISTUR M., Nelly Roussel. L’éternelle sacrifiée, Paris, Syros, 1979. – COVA A., Maternité et droits des femmes en France : XIXe-XXe siècles, Paris, Anthropos, 1997. – RONSIN F., La Grève des ventres. Propagande néo-malthusienne et baisse de la natalité française, XIXe-XXe siècles, Paris, Aubier-Montaigne, 1980. – ROCHEFORT F., « L’antiféminisme : une rhétorique réactionnaire ? », dans C. Bard (dir.), Un siècle d’antiféminisme, Paris, Fayard, 1999, p. 133-147.