« Question “individuelle” ? », par Nelly Roussel

(Extrait de Génération Consciente, 7e année, n°72, 1er Mars 1914. Source : Jeanne Humbert – Eugène Humbert : la vie et l’œuvre d’un néo-malthusien, p. 71, La Grande Réforme, Paris, 1947)

Question « Individuelle » ?

Rien n’est plus difficile que d’obliger nos adversaires à la discussion franche et ouverte. Ils ont, pour s’y dérober, des trouvailles. Dernièrement encore, à Auxerre, un rédacteur d’une feuille locale, invité expressément à être mon contradicteur, donnait comme prétexte à son abstention, que le néo-malthusianisme, question purement « individuelle », lui parait « dénuée d’intérêt » et indigne d’un débat public. Appréciation quelque peu étrange de la part d’un monsieur qui, à l’ordinaire, ne ménage pas ses critiques à nos théories, et qui s’occupe trop d’elles pour que nous puissions croire qu’il les juge « dénuées d’intérêt ».

Et sans doute ne prendrais-je pas la peine de rapporter et de discuter ici cette opinion d’un obscur journaliste de province, si je ne la savais partagée par un grand nombre de personnes, qui ne sont pas toutes, au fond, nos adversaires. Le scepticisme et l’indifférence méritent d’être combattus, à l’égal de la haine et de la calomnie.

Tout d’abord, je ferai remarquer que, n’y eut-il vraiment dans la limitation des naissances qu’une question « individuelle », c’est aux repopulateurs surtout qu’il conviendrait de le rappeler. En exhortant le peuple à faire beaucoup d’enfants, ils ne se montrent certes pas moins indiscrets que nous, qui lui conseillons d’en faire peu. Et tant que s’empliront les journaux de leurs lamentations, tant que parcourront la France leurs orateurs subventionnés, à une telle propagande la nôtre ne sera qu’une réponse légitime et nécessaire.

D’ailleurs, la liberté de l’individu, étranglée par les préjugés et l’ignorance, est en elle-même une chose fort intéressante, et qui vaut que l’on s’en occupe.

Mais, ce que nous ne devons pas nous lasser de répéter, c’est que le néo-malthusianisme est, au premier chef, une question sociale, qui domine de très haut toutes les autres.

Et cela, non seulement parce que, en régime capitaliste, la surabondance de la main-d’œuvre est, on l’a dit et redit, la cause principale du chômage et des bas salaires, mais pour d’autres raisons encore, plus profondes, plus terribles et plus durables. Et peut-être les journaux malthusiens n’insistent-ils pas aussi souvent qu’il le faudrait sur l’importance de la loi de Malthus ; sur le danger permanent que fait courir à la race humaine sa prodigieuse faculté de multiplication, à laquelle ne correspond pas une faculté égale d’accroissement des subsistances ; et sur la nécessité de remplacer par un frein préventif et bienfaisant (la limitation des naissances), les abominables freins répressifs (guerres, famine, épidémies, misère, dégénérescence) qu’oppose la force des choses à ce pullulement insensé. Les remarquables travaux de G. Hardy démontrent qu’aujourd’hui déjà, un partage équitable des produits de la terre entre ses habitants, ne donnerait à chacun qu’une ration insuffisante — ce qui, d’ailleurs, ne justifie pas du tout, bien au contraire, l’accaparement par quelques-uns d’une grosse part de ces produits ; et pas davantage l’opinion irréfléchie de ces demi-malthusiens, qui admettant le malthusianisme chez les pauvres, mais non chez les riches. Notre vénéré maître Paul Robin protestait que, en l’état actuel des choses, la naissance d’un riche, qui consomme beaucoup, est infiniment plus redoutable que celle d’un pauvre, qui consomme peu.

Si épris donc que nous soyons, et à juste titre, de la liberté, nous ne saurions faire d’elle notre unique argument, notre seul point d’appui. Ce qu’il faut dire aux couples procréateurs, ce n’est pas : « Vous avez le droit de ne pas procréer aveuglément », mais plutôt : « Vous n’avez pas le droit de procréer aveuglément. Vous n’avez pas le droit d’encombrer le monde de ratés, d’incomplets, de débiles, au moral comme au physique, dont le poids inerte entrave et ralentit la marche éternelle vers le Progrès. Vous n’avez pas le droit d’imposer à la collectivité plus d’êtres, même sains et robustes, qu’elle n’en peut nourrir, instruire, développer intégralement, faire servir au bien-être et à la sécurité de tous. Vous n’avez pas le droit, par votre fécondité excessive, de contraindre d’autres couples à la stérilité. Vous n’avez pas le droit de donner la vie à ceux qui ne peuvent la garder qu’en amoindrissant d’autres vies. Humains, vous n’avez pas le droit d’agir comme des animaux. Civilisés, vous n’avez pas le droit de vous comporter en sauvages. Membres d’une société policée, organisée, où tous sont solidaires, et dont vous ne dédaignez nullement les avantages, vous n’avez pas le droit de vous abandonner, sans souci des conséquences, tels les premiers hommes errant dans les bois, aux hasards de votre instinct ou de votre caprice. Vous n’avez pas le droit de ne pas raisonner les actes individuels qui importent au bonheur commun ».

Et voilà pourquoi le néo-malthusianisme est une question « sociale ». Voilà pourquoi, à nos adversaires, parlant de devoir, de morale, de sacrifice à l’intérêt public, nous pouvons répondre en employant les mêmes mots, et montrer que ce qui nous sépare d’eux, ce n’est pas la méconnaissance du « devoir », de la « morale », et le refus du sacrifice, mais une conception absolument différente des obligations de l’individu et des besoins de l’humanité.

Nelly ROUSSEL