« Néo-malthusianisme », par Christine Bard

(Extrait de Christine Bard (dir.) et Sylvie Chaperon (coll.), Dictionnaire des féministes. France XVIIIe – XXIe siècles, PUF, 2017)

Néo-malthusianisme

Le néo-malthusianisme (né à la fin du XIXe siècle) n’a en commun avec le malthusianisme (la théorie de l’économiste et pasteur anglican Thomas Malthus élaborée à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle) que le constat d’une inquiétante croissance de la population qu’il faudrait maîtriser. Sur les buts et les moyens tout oppose ces deux points de vue. C’est en Angleterre que le néo-malthusianisme prend sa source (1877 : fondation de la Malthusian League).

Militant internationaliste, Paul Robin l’introduit en France où il fonde en 1896 la Ligue de la régénération humaine qui veut aider les femmes à conquérir « la liberté de la maternité » : liberté d’enfanter ou pas, liberté sexuelle sont associées : la finalité de la sexualité n’est plus la reproduction. Paul Robin, féministe, trouve des relais parmi les féministes les plus radicales, qui partagent sa sensibilité anarchiste. Nelly Roussel donne la première de ses nombreuses conférences sur la liberté de la maternité en 1907 ; Madeleine Pelletier défend l’éducation sexuelle et le droit à l’avortement (1913) ; citons aussi la poétesse Marie Huot (1846-1930), activiste de la cause animale, qui rejoint très tôt ce mouvement dont elle invente un des slogans les plus célèbres : « La grève des ventres ». Mais ni chez les anarchistes, ni chez les féministes, le mouvement ne se développe vraiment. Son influence n’est toutefois pas négligeable, dans les milieux ouvriers les plus militants par exemple. La politisation de cette cause, avec des dimensions anticléricales, anticapitalistes, antiparlementaristes et antimilitaristes très fortes, explique-t-elle que les néo-malthusiens ne restent qu’une avant-garde (se pensant comme telle) incomprise des masses ? Cette avant-garde est aussi pour l’essentiel masculine. Après Paul Robin, c’est l’anarchiste Eugène Humbert (1870-1944) qui mène le combat, notamment avec des journaux militants : Régénération, créé en 1902, puis Génération consciente (1908-1914). Il est associé à sa compagne Jeanne Humbert.

Certains néo-malthusiens sont convaincus d’incarner le véritable féminisme, celui qui œuvre à la « libération de la femme ». L’écrivain et militant libertaire Manuel Devaldès (1875-1956) critique ainsi le « féminisme endormeur de moralistes pudibondes » et soutient que, « puisque c’est de son sexe que naît son infériorité dans la lutte vitale, de son sexe qui la met à la merci des caprices du mâle, une féministe consciente préférera toujours au torche-cul des votards le pessaire occlus » (Devaldès, p. 5). Même distance critique pour Jeanne Humbert dont le féminisme est, dit-elle, « plus proche de l’humanisme intégral que du féminisme communément prôné » (Humbert, p. 250). En revanche, pour Nelly Roussel, le néo-malthusianisme est « le chapitre premier » du féminisme car il se bat pour « la liberté primordiale sans laquelle les autres, pour nous femmes, ne seront jamais qu’un leurre » (« Féminisme et malthusianisme », Génération consciente, janvier 1911).

Après ses premiers pas à la Belle Époque, le mouvement néo-malthusien est stoppé net par la guerre. La paix revenue, il est confronté à une anxiété démographique plus forte encore et à un consensus nataliste presque parfait. La Chambre bleu horizon adopte le 23 juillet 1920 une loi fameuse (dite scélérate par ses adversaires), qui doit – entre autres – réduire au silence les partisans du droit à la contraception et à l’avortement. En 1921, Eugène et Jeanne Humbert sont condamnés respectivement à 5 et 2 ans de prison. La loi du 12 janvier 1923 espère renforcer et uniformiser la répression de l’avortement en le correctionnalisant. Les féministes réformistes sont satisfaites de voir leurs revendications aboutir, mais les radicales protestent, par les voix de Séverine, de Madeleine Pelletier, de Louise Bodin, avec de rares soutiens (Victor Margueritte) et des relais militants dans les milieux anarchistes et syndicalistes notamment ainsi qu’à la Ligue des droits de l’homme. Le néo-malthusianisme survit, réclamant l’abrogation de la loi de 1920. Le danger est toujours présent dans les années 1930 : Jeanne Humbert est ainsi à nouveau condamnée en 1934 ; Madeleine Pelletier, bien que surveillée, s’exprime avec courage, notamment dans son dernier livre La Rationalisation sexuelle (1935).

Dans un contexte peu favorable à son implantation, ce sont des néo-malthusiens qui essaient de faire vivre une section française de la Ligue mondiale pour la réforme sexuelle, fondée en 1929 par Magnus Hirschfeld et Norman Haire. Le noyau est très masculin, renforcé par la présence de Victor Basch, président de la Ligue des droits de l’homme. Il n’y a qu’une seule femme : Berty Albrecht, qui se lance dans l’édition d’une revue : Le Problème sexuel (1933-1935). Les néo-malthusiens historiques, de leur côté, publient un nouveau mensuel : La Grande Réforme, « organe de la Ligue de la régénération humaine. Culture individuelle – Réforme sexuelle – Transformation sociale ». C’est l’œuvre d’Eugène et Jeanne Humbert, qui tiendra bon jusqu’à la guerre. En 1931 est aussi fondée une Association d’études sexologiques, animée par Jean Dalsace, présidée par le psychiatre Édouard Toulouse, sous la présidence d’honneur de Justin Godard. Elle attire davantage des féministes séduites par son caractère modéré et ses préoccupations éducatives et sanitaires. Cette ouverture sur les questions sexuelles, bien que timide, cesse en 1936 avec le retournement du Parti communiste sur la morale sexuelle, la contraception et l’avortement, dans un contexte menaçant qui met au premier plan d’autres préoccupations. Le néo-malthusianisme, privé de son leader tué dans un bombardement en 1944, devient un courant insignifiant, malgré les efforts de quelques vétérans, dont Jeanne Humbert. Il sera effacé des mémoires jusqu’à sa redécouverte dans les années 1960 et surtout 1970 par deux historiens, Roger-Henri Guerrand et Francis Ronsin, alors que le Planning familial a pris le relais, pour faire avancer, d’une tout autre manière, le contrôle des naissances.

Christine BARD


► DEVALDÈS M., L’Individualité féminine, Paris, Le Malthusien, 1914. – HUMBERT J., Eugène Humbert, la vie et l’œuvre d’un néo-malthusien, Paris, La Grande Réforme, 1947.

COVA A., Féminismes et néo-malthusianismes sous la IIIe République : « La liberté de la maternité », Paris, L’Harmattan, 2011. – GUERRAND R.-H. & RONSIN F., Le Sexe apprivoisé : Jeanne Humbert et la lutte pour le contrôle des naissances, Paris, La Découverte, 1990 (rééd. 2001). – RONSIN F., La Grève des ventres. Propagande néo-malthusienne et baisse de la natalité en France, XIXe-XXe siècles, Paris, Aubier-Montaigne, 1980.