« Jeanne Humbert », par Francis Ronsin

(Extrait de Christine Bard (dir.) et Sylvie Chaperon (coll.), Dictionnaire des féministes. France XVIIIe – XXIe siècles, PUF, 2017)

HUMBERT JEANNE [Jeanne RIGAUDIN]. Née le 24 janvier 1890 à Romans-sur-Isère (Drôme), décédée le 1er août 1986 à Paris.

Jeanne Rigaudin a onze ans lorsque sa mère abandonne sa famille, son mari et ses autres enfants et l’emmène à Tours où elle rejoint un militant anarchiste. Dès son plus jeune âge, Jeanne est ainsi plongée dans le monde des combats libertaires. En 1909, Eugène Humbert – anarchiste depuis sa jeunesse et qui avait rejoint Paul Robin dans le combat néo-malthusien pour la limitation volontaire des naissances – lui demande de l’aide. Il vient de se brouiller avec Paul Robin et se lance dans la création d’un nouveau mouvement et d’un nouveau journal : Génération consciente. Jeanne, avec une poignée de militants, engage toutes ses forces dans de multiples tâches : expédition du journal, des brochures et des préservatifs, organisation de conférences et de meetings… Vient l’heure où Humbert propose à Jeanne de partager sa vie.

Cependant, les ennemis des néo-malthusiens se regroupent alors en associations et se déchaînent. Certains, plus ou moins liés à l’Église catholique, le font au nom de la morale. D’autres associent vigueur de la démographie et puissance nationale, en particulier militaire dans la perspective de la « revanche » contre l’Allemagne. Les procès se succèdent. Eugène Humbert est condamné à trois mois de prison – sur plainte du président de la section locale de la Ligue contre la licence des rues, un pasteur – pour avoir présenté, lors d’une conférence, les diverses méthodes contraceptives. Puis à six mois pour des articles publiés dans Génération consciente.

À la veille de la guerre, Eugène Humbert se réfugie à Barcelone où il évolue dans le milieu cosmopolite des anarchistes et autres réfractaires à la mobilisation. Jeanne l’y rejoint en septembre 1914. Elle revient à Paris pour quelques mois, puis regagne l’Espagne un bébé dans les bras : leur petite Lucette. En juin 1919, c’est le retour en France. L’année suivante est votée la célèbre loi de 1920. Les préservatifs féminins sont interdits à la vente. Les préservatifs masculins demeurent autorisés pour lutter contre les maladies vénériennes. Mais sont prohibés tout exposé des méthodes contraceptives et les appels à la prudence procréative. En mai 1921, Eugène Humbert est condamné à cinq ans de prison pour désertion. Quelques mois plus tard, Eugène et Jeanne sont frappés de deux ans d’internement chacun pour leurs activités antinatalistes. Jeanne découvre le monde des prostituées de Saint-Lazare, puis Fresnes, « prison modèle », où, en dehors de leur cellule, les détenues n’ont pas le droit de parler et doivent garder la tête enveloppée dans une cagoule. Jeanne est, peu après, conduite à Orléans où elle est inculpée de « complicité d’avortement » : elle avait fourni les objets nécessaires à une interruption de grossesse à un ancien abonné de Génération consciente.

Lorsque Jeanne et Eugène Humbert se retrouvent à Paris en janvier 1924, ils décident d’être prudents. Ils se marient, ce qui est opposé à leur philosophie libertaire mais facilite l’obtention de permis de visite en prison, et disposent, dans leur entrée, des valises garnies du nécessaire en cas d’arrestation imprévue. Chaque mot est pesé dans le nouveau journal qu’ils publient en 1931 : La Grande Réforme, qui, privé du commerce des préservatifs, a bien du mal à survivre. À défaut du néo-malthusianisme stricto sensu, les Humbert s’investissent fortement dans des combats connexes. Elle participe à la fondation de la Ligue mondiale pour la réforme sexuelle et de l’Association d’études sexologiques. Elle est aussi féministe et collabore régulièrement à La Voix des femmes même si – en tant qu’anarchiste – elle ne partage pas la priorité donnée au suffragisme dans les rangs féministes. Elle défend le nudisme dans un roman à thèse illustré, En pleine vie (1930), la liberté sexuelle dans un tapuscrit rédigé avec Camille Berneri : Tartufe contre Éros ou la pudimanie brimant les arts, la science & les lettres, l’ultrapacifisme (elle sillonne la France en prononçant plusieurs dizaines de conférences pour la Ligue internationale des combattants de la paix). Des propos antinatalistes lors d’une de ces conférences lui valent trois nouveaux mois de prison.

Après que le régime de Vichy a développé sa législation misogyne et rendu passible avorteurs et avorteuses de la peine de mort, Eugène Humbert est inculpé de « complicité de tentative d’avortement » : dix-huit mois de prison et six mois de plus en appel. Il a 73 ans, il est gravement malade. Transféré à l’hôpital d’Amiens, il y meurt, à la veille de sa libération, lors du bombardement de juin 1944.

Jeanne Humbert n’a pas le choix ; pour surmonter sa douleur, il lui faut se battre. En mars 1946, La Grande Réforme paraît à nouveau. Pour éviter la répression, ce n’est pas un journal mais le « Bulletin privé du groupe des amis d’Eugène Humbert ». Jeanne Humbert écrit beaucoup, en particulier des brochures et des livres à la mémoire des compagnons disparus. Pour publier, il faut de l’argent, le papier, rationné, s’achète au marché noir. Elle est un peu aidée, par des amis français et étrangers, mais l’angoisse est constante. En août 1949, après avoir vendu jusqu’à ses meubles, elle doit renoncer. C’est en collaborant à un grand nombre de publications radicales que Jeanne s’exprime désormais. Elle assure, en particulier, une rubrique régulière dans Le Réfractaire, créé par May Picqueray pour continuer le combat de Louis Lecoin en faveur des insoumis et des déserteurs, et ce, jusqu’à sa mort.

Francis RONSIN


• Auteure de nombreuses brochures, de centaines d’articles, et de cinq livres : En pleine vie, Paris, Éd. de Lutèce, 1930. – Le Pourrissoir (Saint-Lazare), préface de V. Margueritte, Paris, Prima, 1932. – Sous la cagoule (Fresnes), préface de S. Faure, Paris, Éd. de Lutèce, 1933. – Eugène Humbert (La vie et l’œuvre d’un néo-malthusien), Paris, La Grande Réforme, 1947. – Sébastien Faure (L’homme, l’apôtre, une époque), préface d’Alexandre Zévaès, Paris, Éd. du Libertaire, 1949.

Archives d’Eugène et Jeanne Humbert, Institut international d’Histoire sociale d’Amsterdam.

→ BAISSAT B., Écoutez Jeanne Humbert, documentaire de 52 minutes, 1980, http://www.dailymotion.com/video/xwjap2_ecoutez-jeanne-humbert_news (consulté le 1/12/2015). – DBMOF. – GUÉRRAND R.-H. & RONSIN F., Jeanne Humbert et la lutte pour le contrôle des naissances, Paris, Spartacus, 2001. – RONSIN F., La Grève des ventres, Paris, Aubier-Montaigne, 1980.