Margarethe Faas-Hardegger, anarchiste féministe néo-malthusienne

(Extraits de la brochure « Vie et lutte de Margarethe Faas-Hardegger. Anarchiste, syndicaliste et féministe suisse. Pour le centenaire de L’Exploitée (1907-2007). » par Patrick Schindler (Editions du Monde Libertaire, Novembre 2007. « Pas de ©. Reproduction libre en citant la source. »). Brochure en téléchargement pdf).

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L’Exploitée [journal fondé par Margarethe Faas-Hardegger], un organe syndical qui s’ouvre aux femmes

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En décembre 1907, le mensuel [L’Exploitée] souligne la nouvelle organisation de la Fédération suisse des femmes prolétaires. Elle vient, en effet, de décider de laisser aux sections la plus large autonomie possible, selon les thèmes retenus :

– le travail à domicile,
– la protection des enfants forcés à travailler,
– le néo-malthusianisme,
– l’organisation de caisses d’assurance contre les charges de la maternité,
– les crèches communistes
– la formation syndicale.

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Un journal qui effraie ouvriers et bourgeois

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L’Exploitée, un organe syndical dans lequel les femmes ne se gênent pas pour dénoncer leur double exploitation. La première, liée à leur condition d’ouvrières exploitées par le dictat de leur patron et la seconde, plus intime, liée à l’oppression que souvent leur maris leur font subir, une fois la journée de travail accomplie. Alors, elles se retrouvent confrontées à assumer leur seconde journée d’exploitation, qui consiste à jouer les mères de famille idéales, c’est-à-dire à faire les courses et le ménage, la lessive et surveiller à l’éducation des enfants, quand elles ne sont pas, par nécessité économique encore contrainte à exercer de l’ouvrage à domicile pour boucler les fins de mois difficiles.

Si ces revendications des femmes sont difficiles à exprimer et encore plus à faire admettre à leurs compagnons, elles suscitent un véritable rejet de la part de la société bourgeoise. En effet, les idées développées tout au long des colonnes de l’Exploitée échappent à l’entendement des bourgeoises ou des femmes plus privilégiées que les ouvrières, qui ne comprennent pas leurs prises de positions. Et plus particulièrement, en ce qui concerne le droit de choisir la limitation des naissances, ou pire encore, lorsque les femmes syndiquées osent prétendre à des droits qui nous semblent évident aujourd’hui, comme leur couverture par des assurances maladie, ou encore l’obtention de congés de maternité payés.

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De la triste condition des femmes

Le thème de la condition des femmes, hors champ du travail est peut-être, avec l’éducation des enfants, le plus abordé par l’Exploitée. Et pour cause, à cette époque, les moyens contraceptifs sont confidentiels et pratiquement seuls, les milieux des libres penseurs et des anarchistes font une propagande active en leur faveur. Il est vrai qu’il n’est pas rare de voir des femmes ouvrières à la tête d’une bonne dizaine d’enfants, sans compter ceux qu’elles perdent en route, faute de soins et de moyens pour les élever correctement. En revanche, les bourgeoises, grâce à leurs connaissances et à la solidarité des classes dominantes n’en comptent souvent au maximum, que trois par foyer.

C’est alors que se développe en France et aux Pays-Bas, le mouvement « néo-malthusianiste », et ce, notamment, après son congrès international qui a lieu à Paris en 1900. La décision y est prise de diffuser les techniques de prévention des naissances et d’avortement. Mais la répression ne se fait pas attendre.

En France, ce sont Paul Robin, E. Armand (pseudonyme de Ernest-Lucien Juin), Charles et Jeanne Humbert, qui en font les premiers, les frais. Puis, la répression de « l’ordre moral » traverse les frontières pour atteindre, en Autriche, Pierre Ramus et Margaret Sanger et son équipe à New-York. Enfin, en Suisse romande, Henri Baud et Margarethe Faas-Hardegger subissent également la répression, ainsi que les médecins zurichois Fritz Brupbacher et Max Tobler. Toutes ces personnalités seront poursuivies, mises à l’index, voire condamnées, pour les motifs divers de propagande et pratique de l’avortement, ou encore, de pratique de vasectomies.

Durant les deux années de sa parution, les colonnes de l’Exploitée en font un large écho. En effet, les notions qui séparent la femme consciente de la bonne mère génitrice et soumise, y sont plusieurs fois évoquées. Les articles concernant la contraception et le contrôle des naissances y sont pléthore. Et la dénonciation de ce distinguo atteint son paroxysme avec la publication d’une brève évoquant l’histoire d’une femme « sanctifiée » par la presse bourgeoise parce qu’en deux ans :

« Elle a réussi à mettre au monde sept enfants (dont deux couples de jumeaux et un de triplés) en plus de ses 3 aînés ! Les journaux bourgeois l’ont gratifié de mère heureuse” »

Dès le premier numéro de l’Exploitée, Margarethe Faas-Hardegger, rédactrice de la revue ouvre les colonnes du mensuel sur un cri, lancé aux femmes par l’intermédiaire d’une certaine « Corinne » qui remet les pendules à l’heure…

Corinne rappelle que, depuis les temps les plus reculés de l’histoire, la femme a toujours été représentée comme objet de mépris et ceci, autant sous les théocraties occidentales qu’orientales et :

« Rendue seule coupable, de tous les vices. »…

Comme pour illustrer ce mépris fondamental auquel sont exposées les femmes, depuis l’origine de l’humanité, jusqu’en ce début du vingtième siècle, la rédaction de la revue met en avant, un appel à la raison rédigé par le député socialiste Valentin Grandjean, intitulé « Malthusianisme » :

« Les grandes familles se rencontrent presque toujours dans la classe ouvrière et non pas dans la bourgeoisie (…), parce que les bourgeois connaissent les moyens de restreindre leur progéniture, tandis que les ouvriers les ignorent. Les parents mal portants mettent souvent au monde des enfants qui, héritiers de leur mauvaise santé, sont fatalement condamnées à une vie de souffrances et de misères (…), tandis qu’ils n’ont pas demandé à naître et pâtissent néanmoins de ces maux intolérables. Pourquoi la maternité n’est-elle pas libre, consciente réfléchie, réalisée dans les meilleures conditions de santé et économiques ? »

A la suite de ce constat réaliste, Valentin Grandjean rappelle qu’un Groupe Malthusien vient de se constituer à Genève. Il a pour objectif de diffuser les saines notions d’hygiène et de morale inter sexuelles.

Afin d’essayer de rassembler un maximum de lectrices de l’Exploitée derrière cette initiative, Valentin Grandjean cite les personnalités adhérentes de la première heure, au Groupe Malthusien de Genève, parmi lesquelles on compte : le professeur Auguste Forel, le docteur Daïnor, Margarethe Faas, les députés Valentin Grandjean, Alfred Devenoge et de nombreux membres des organisations syndicalistes et socialistes.

Il termine son encart en rappelant l’organisation de consultations médicales et n’hésite pas à convier le lectorat de la revue à s’adresser :

« Pour tous renseignements à l’auteur de ces lignes, Valentin Grandjean, 106 Eaux-Vives, Genève»

Toujours au sein de cette même problématique, en novembre 1907, l’Exploitée rapporte le cas d’une mère de 4 enfants dont le cinquième est mort en couche. Le médecin de famille tente alors, d’expliquer au mari, qu’elle ne pourra plus en avoir, sans pour autant, le renseigner sur les méthodes contraceptives… Suite à ce triste silence, sa femme est de nouveau enceinte et meurt en accouchant… La faute à qui ? …

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De la difficulté d’aborder les choses de la sexualité

Pour ce qui concerne les critiques du lectorat, si les positions de l’Exploitée en matière de luttes syndicales sont généralement épargnées, il n’en va pas de même, quant à l’engagement de la rédaction de la revue pour tout ce qui touche aux rapports entre les femmes et les hommes, dans leur vie quotidienne.

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Margarethe justifie les choix de la revue, en répliquant :

« En deux mois à peine, plus que 400 lettres sont arrivées à la rédaction, demandant des conseils hygiéniques sur la sexualité. »

Cet afflux de courrier est relatif au passage d’une note diffusée à l’intention des femmes en mal de moyens contraceptifs, qui paraît dans le numéro de décembre 1907, de l’Exploitée :

« Chères camarades, il ne faut pas chercher les moyens quand c’est trop tard. Nous sommes toutes d’accord pour constater que l’avortement est un fait social qui, dans la société actuelle s’impose souvent comme une véritable nécessité. Mais, je ne puis les faire et je ne connais personne qui brave la loi sans se faire payer cher, et nous sommes pauvres. Il faut prévenir la grossesse par des moyens anti-conceptionnels que je puis indiquer. Mais, il ne faut pas attendre pour me demander ces moyens qu’un malheur soit arrivé. »

A l’époque les méthodes contraceptives se résument, en gros pour les femmes, à la méthode dite « des températures », le pessaire et pour les hommes au préservatif, voire à la méthode la plus radicale, s’il en est, la vasectomie [1].

Evidemment, les demandes arrivent par centaines, mais, malheureusement, un problème légal se pose pour y répondre. La rédaction avait d’abord pensé imprimer une circulaire, en prenant le risque que celle-ci ne tombe sous le coup de la loi. A cette époque, les journaux qui osent défier la morale sont saisis devant les tribunaux pour obscénité, quand ils ne font que suggérer la limitation des naissances. Margarethe cite néanmoins, le courageux exemple du journal ouvrier la Voix du Peuple qui, se moquant des poursuites, renseigne gratuitement par retour du courrier, une circulaire très détaillée, relative aux demandes. Mais on a l’impression qu’elle est poussée à faire cet amer constat :

« Si, encore, nous avions été sûre de l’approbation des camarades, nous aurions risqué ces ennuis. Mais, beaucoup d’entre nos camarades hommes ont protesté contre cette propagande malséante… »

Margarethe ne comprend pas leur opposition et en tire la conclusion que les hommes semblent mal informés eux-mêmes sur les souffrances de la maternité. Arrivée à cette impasse, la rédaction de l’Exploitée s’en remet à la brochure du député socialiste Valentin Grandjean, écrite au nom du groupe néo-malthusien de Genève.

Naissance du groupe néo-malthusien de Genève

Le Groupe Malthusien de Genève (GMG) est fondé en avril 1907, lors d’une « causerie » au cercle communiste du canton. Dès le lancement de la première brochure, intitulée Ce que nous voulons, les objectifs des néo-malthusiens sont exposés.

Ils se résument, principalement, à l’adoption de la restriction des naissances par les familles ouvrières en vue d’une ascension sociale, d’une part et dans un but eugénique, d’autre part. En outre, en plus du message envoyé aux ouvriers, c’est aussi à leurs compagnes que s’adresse la propagande néo-malthusienne, sous la forme de la notion de libre maternité.

Cette première brochure Ce que nous voulons, est dans son esprit même, avant tout adressée en priorité, à la classe ouvrière. Elle a pour second objectif une diffusion la plus large possible. De fait, elle se résume, hélas trop souvent, à une lecture auprès d’un lectorat issu de la classe petite bourgeoisie. Par ailleurs, si la brochure est convenablement diffusée auprès du cercle communiste, les ouvriers qui n’en font pas partie sont, eux, privés des théories néo-malthusiennes. Malgré ces inconvénients, une petite revue, La vie intime, voit également le jour en octobre 1907. Elle a pour vocation de diffuser les idées néo-malthusiennes à toutes les femmes ou jeunes filles, toutes classes confondues. Par le biais de la diffusion de ses idées, le néo-malthusianisme trouve de nombreux sympathisants dans les milieux de gauche, cependant, aucun parti ne le soutiendra officiellement.

La propagande néo-malthusienne prendra davantage de place et jouira de l’appui des milieux socialistes, syndicalistes et libertaires. En octobre 1907, des discussions sont organisées au cercle communiste de Genève, ainsi que deux « causeries », initiées par le parti socialiste, en juillet 1907, à la Chaux-de-Fonds et à St-Imier. Une autre causerie qui a lieu à Bienne donne naissance à un Groupe malthusien dans cette ville.

Dès l’apparition du mouvement, deux journaux militants, Le Peuple suisse et l’organe des ouvrières, L’Exploitée, ouvriront leurs colonnes aux annonces néo-malthusiennes. Margarethe Faas-Hardegger en sera elle-même une sympathisante. L’organe syndicaliste et révolutionnaire lausannois, La Voix du peuple, les suivra en organisant dans sa ville, des « causeries » et des structures relatives à l’expansion des méthodes néo-malthusiennes : distribution de moyens contraceptifs, de brochures, et organisation de consultations médicales.

L’engagement de l’Exploitée

Face à cette situation et la demande de son lectorat, l’Exploitée décide donc, de diffuser la brochure du député socialiste Valentin Grandjean, écrite au nom du groupe néo-malthusien de Genève, en guise de réponse à toutes les demandes arrivées à la rédaction du journal. Toutefois, avant d’adopter cette solution, toutes les précautions sont prises et le « camarade Grandjean » prend même le soin, avant d’enclencher le tirage définitif, de soumettre les épreuves au chef du département de justice et police de Genève !… Et Margarethe de se moquer de ce dernier dans les colonnes de la revue :

« Le conservateur Monsieur Maunoir n’y vit rien de subversif ! »

Cependant, malgré toutes ces précautions, lorsque les militantes répandent la brochure, à la demande :

« Elles sont conduite au poste, fouillées et arrêtées même, sous l’accusation d’avoir répandu de la littérature immorale » !

Ce constat, publié dans le numéro d’août 1908 est le reflet d’un dépit doublé de frustration chez Margarethe, qui, on le suppose eut volontiers mis toute sa fougue et toute son énergie à répondre aux 400 questions posées par le lectorat de l’Exploitée, si elle en avait eu le temps et les moyens.

Devant cette impasse, Margarethe propose à l’Union ouvrière de créer des groupes de femmes prolétaires, où ces questions pourraient être traitées par des gens instruits (docteurs ou sages femmes) et ceci, gratuitement.

Mais, les choses n’allant certainement pas assez vite à son goût, Margarethe s’adresse en des termes impatients, à ses camarades syndiqués masculins, dans la Une du mois d’août 1908 :

« Il est bien possible, chers camarades hommes que la question ne vous paraisse pas aussi urgente qu’à nous, les femmes. Mais votre raison doit vous voir des enfants dans les temps qui courent ! Des bagages au moment d’un incendie ! ».

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[Extraits d’articles parus dans L’Exploitée, entre 1907 et 1908]

Malthusianisme

Lectrices, n’avez-vous pas été frappées de ce fait : les grandes familles se rencontrent presque toujours dans la classe ouvrière et non pas dans la bourgeoisie, en devinez-vous la raison ?

C’est tout simplement que les bourgeois connaissent les moyens de restreindre leur progéniture, tandis que les ouvriers les ignorent. Il se trouve ainsi que, dans les milieux où les ressources sont modestes, on succombe sous la gêne et les privations qu’entraînent les charges de famille, alors que les riches peuvent s’enrichir toujours plus en supprimant cette cause de dépenses !

(…) Les parents mal portants mettent souvent au monde des enfants qui, héritiers de leur mauvaise santé sont fatalement condamnées à une vie de souffrances et de misères (…) tandis qu’ils n’ont pas demandé à naître. Ils pâtissent, néanmoins, de ces maux intolérables. Pourquoi la maternité n’est-elle pas libre, consciente réfléchie et réalisée dans les meilleures conditions de santé et économiques ?

Un Groupe Malthusien s’est constitué récemment à Genève pour diffuser les saines notions d’hygiène et de morale inter sexuelles. Parmi les adhérents de la première heure, citons : le professeur Auguste Forel, le docteur Daïnor, notre camarade Margarethe Faas Hardegger, les députés Valentin Grandjean, Alfred Devenoge et de nombreux membres des organisations syndicalistes et socialistes. Des consultations médicales vont être organisées, pour tous renseignements s’adresse à l’auteur de ces lignes, Valentin Grandjean, 106 Eaux-Vives, Genève.

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Un précieux aveu

Sous la plume du patriote Bertillon du 21 janvier 1908, en parlant contre la limitation des naissances. Il se plaint de la dépopulation croissante et déclare : « Le mal est d’autant plus redoutable que si la Patrie en meurt, personne n’en souffre directement ». Mais alors, si personne n’en souffre, pourquoi vous lamentez-vous ? Le vaillant organe “La régénération” propageant la limitation des naissances a tout à fait raison : pourquoi alors vouloir faire souffrir des millions de femmes pour rien du tout !

Face à ces différences sociales, l’Exploitée n’oublie jamais de rappeler à ses lectrices, les pièges tendus par la bourgeoisie, qui les exhorte au « respect de la légalité », c’est-à-dire à leurs propres valeurs. Celles exprimées par une population de bourgeoises privilégiées, ayant l’accès plus facile au contrôle des naissances et n’ayant pas à se soucier des contraintes quotidiennes, très lourdes pour les ouvrières.

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[1] Pessaire : dispositif intravaginal parfois utilisé en cas d’incontinence urinaire ou de prolapsus chez la femme âgée. Vasectomie : ligature du canal déférent masculin.